Amour pour toujours, petit morveux

lundi 9 septembre 2013 par Chantal Portillo

Cet article en PDF :

1 vote

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2013

Et je continuais à la regarder tous les jours à cinq heures lorsqu’elle passait, ondulante, indifférente à tout ce qui n’était pas elle et à cette brise indulgente qui faisait frissonner sa jupe, toujours accompagnée de son amie dont la robe était aussi juponnée, mais tellement moins belle. Et elles passaient ensemble en se jetant des mots comme les graines de melon qu’elles croquaient et rejetaient au milieu de leurs rires. Ces graines écrasées sous l’empreinte de ses dents que je ramassais et gardais sur l’étagère dans du papier transparent au-dessus de mon lit dans un autel improvisé. Tout les faisait rire. Et je cramponnais la balustrade du balcon de la maison de ma grand-mère, les fesses appuyées contre le mur, le dos calé au cas où… le balcon, la balustrade, ou je ne sais quoi s’effondrerait. La maison de ma grand-mère était verte, verte comme la fougère barbue, que l’on ne trouve que dans nos terres étranges et qu’on aperçoit les soirs de lune amoureuse, recroquevillée sous les grands arbres humides de la mangrove farouche du Nord. La maison, elle, était recroquevillée au bord d’un trottoir si usé que l’on voyait la terre en dessous, une terre rouge sèche de pauvre, et pourtant sous ses pas à elle, elle reluisait, devenait rouge cuivré, comme une terre de riche.
Quand j’ai su son nom, je l’ai crié à tue-tête à tue-tigre à tue-étoile : « Actinidia, Actinidia » un nom d’arbre fruitier-liane à la fois mâle et femelle qui était un aveu de son pouvoir. Quand elle avait dépassé le balcon, je regardais si des fruits poussaient dans son sillage. Si je pouvais en saisir un et l’ouvrir pour goûter sous la peau brune des kiwis, identique à la sienne, la chair juteuse et verte de la même couleur que la maison de ma grand-mère. Et cela me semblait le signe de notre destinée commune.
Elle ne m’adressait jamais la parole, elle ne me voyait pas. Le jour où elle a ralenti encore plus sa marche dolente et m’a dit : « T’as toujours autant de boutons, petit morveux. » en retroussant ses belles lèvres d’un air dégoûté, je n’ai plus eu honte de mes boutons parce qu’elle les avait regardés. Et le soir dans mon lit, béat, je murmurais son chant d’amour : « Boutons, petit morveux… » et j’entendais : « Amour pour toujours, petit morveux… » Et mon visage, si blafard d’habitude, resplendissait comme les lucioles bleues du grand parc près de la mairie dans le noir.
Très vite, après le regard du balcon, je descendais en courant au risque de… Et je courais, ventre à terre, de rues en jardins de jardins en porches, pour arriver avant, pour capter la lente avancée d’Actinidia et de son amie dont le nom importe peu. Elle n’était là que pour ouvrir la route et ramasser la poussière devant ses pas. Je courais jusqu’au jardin de Maxime, le gnome-ami de la famille, il avait toujours son bonnet rouge depuis qu’il s’était rompu le cou du balcon, il vivait avec Léa la cane dodue et blanche qui lui soutenait le cou quand il dormait et Anna la grande obèse rosée au chignon blond veillait sur lui, assise nuit et jour sur un tronc d’arbre. « Mes amours » il les appelait, et en grandissant, en devenant ce garçon heureux et boutonneux qui avait cousu un drapeau anglais sur son tee-shirt pour ressembler aux Beatles, celui qui regardait passer Actinidia, je sentais que c’est lui qui avait raison, amour était le mot. « Le seul qui vaille la peine » m’avait d’ailleurs affirmé le prof Patou dans son imper un peu crad, qui fréquentait toutes les manifs de la ville en proclamant qu’« aimer, c’était vraiment ça la liberté. » Je courais jusqu’à la porte d’Emma, la snob en gants de cuir qui vivait une raquette à la main pour chasser les mouches de son appart meublé design, lunettes futuristes assorties masquant son visage de brune chic, en secouant la tête et en grommelant : « Vulgaire et conne, du toc, comment tu peux être aussi fasciné par cette pimbêche débile et enturbannée ? Ah, les mecs ! ». Mais elle me laissait me glisser près de sa porte-fenêtre d’où on a une vue plongeante sur la rue au moment où elle disparaît vers le terrain vague où se réunissent clandestinement la nuit pour des courses de voiture les jeunes couples du quartier. Premiers baisers premières émotions première et folle vitesse tous phares allumés. Actinidia terminait son insouciante flânerie, là. Reine incontestée, jalousée par toutes les filles enragées, reine admirée par tous les mâles qui en oubliaient jusqu’à leur voiture vénérée. Elle s’arrêtait miraculeusement pour recevoir l’hommage de Bo, le massif, l’errant, l’indocile, qui ne se laissait approcher par personne et que chacun aurait tant voulu caresser, mais il ne se laissait caresser que par elle dans la lueur des phares qui allongeait son regard de gazelle éthiopienne. Oui, Bo, le chien fauve, au grand dam de tous les ados fous réunis autour de leur voiture, ne se laissait caresser que par elle. Par elle. Et par moi. Et je m’accroupissais, gueule contre gueule. Je plongeais mon regard dans ses yeux d’ambre d’indompté qui avaient rencontré les siens. Et je posais mes lèvres exactement où elle avait posé les siennes, sur ses oreilles souples qu’elle avait pétries de ses doigts fins. Et je chuchotais au grand chien si sauvage, mais qui avait accepté mon amour, je lui chuchotais le secret de mon âme : « Petit morveux, peut-être, mais Amour pour toujours. Pour toujours. »


Notez cette nouvelle :
1 vote