- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022
L’Audi de la famille Schlossmeier avançait plein nord et plein gaz sur l’A7, l’épine dorsale du réseau autoroutier allemand qui relie sur six voies l’Autriche et le Danemark. Loin de l’impression de puissance et de fluidité que pouvait donner le véhicule roulant à cent soixante sur la voie de gauche, l’ambiance était tendue à l’intérieur de l’habitacle.
— Je t’ai déjà dit, chérie, qu’on va à Sylt parce qu’ils y sont tous : Volkenwydt, Schmittner, Herzog, sans parler de la Gelbmeister. Je ne peux pas ne pas en être, Christina. C’est trop important.
— Trop important pour toi Philip, répondit-telle, les yeux rivés sur le ruban de bitume qui défilait interminablement depuis leur départ de Francfort.
— Mais, pas seulement ! Réfléchis ! Ça aura des conséquences pour toi aussi. Et pour les enfants. Il désigna du pouce de sa main droite dirigé vers l’arrière, leur fille Clara (quinze ans, cheveux courts à la garçonne, teints en noir, habillée gothique soft) assise derrière sa mère, les yeux perdus dans le paysage, écouteurs sur les oreilles, et leur fils Lukas, assis derrière son père.
— Imagine que j’obtienne ce poste au bureau du Conseil des gouverneurs, poursuivit-il, ça voudrait dire que je passerai en catégorie A2. A quarante-cinq ans, tu imagines ?
— C’est bien ce que je dis, Philip. Nous allons à Sylt pour ta carrière et rien d’autre. Et on va s’emmerder comme des rats morts.
— Mais non, ma chérie. Il y a quantité d’activités possibles sur cette île : char à voile, tennis, équitation, natation, toutes les maisons ont des piscines.
— Mais avec tous les boss de la Banque centrale européenne dans les maisons voisines de la nôtre, je vois le tableau d’ici. C’est pas des piscines dont on va profiter, c’est de vos conversations, boulot et encore boulot. Je n’en peux plus, moi ! Tu comprends ça !? Tu bosses vingt heures par jour et quand on part en vacances, c’est encore pour voir tes collègues.
— Tu avais promis que, pour les vacances de Pâques, on retournerait à Majorque, Papa, ajouta une perfide voix de jeune fille venant de la banquette arrière.
— Écoutez, ne voyez pas tout en noir, les filles.
— Je ne suis pas une fille, lança une voix d’adolescent dans le dos de Philip.
— Oh ! ça va Lukas, ne t’en mêle pas, toi aussi. Je t’en prie. Il soupira. Écoutez, si on s’arrêtait ? Je crois que ça nous ferait du bien. Ça va bientôt faire quatre heures que je roule, c’est trop. On va faire une pause à la prochaine aire annoncée sur le panneau, là-bas. Je n’arrive pas encore à lire… Ah ! Voilà : sortie n°45, Aire de repos de SoltauSüd, 5 km. C’est parfait.
— Non, c’est pas parfait, reprit Christina, je n’ai aucune envie d’aller sur l’île de Sylt.
Dédaignant la remarque de sa femme et les pompes à essence, Philip gara la berline devant le restaurant Mister Pepper. Il avait espéré s’arrêter à Hambourg, ça aurait eu plus de gueuleque cette station sans âme. Pour autant, il n’était pas mécontent de respirer le grand air.
Dès qu’ils ouvrirent les portes de la voiture, ils entendirent de la musique.
— On dirait qu’il y a un concert, dit Christina.
— Mais oui ! C’est génial, reprit Clara en marquant un intérêt inhabituel pour son environnement. Dépêchons-nous.
Un instant, Philip eut envie de rebrousser chemin pour se reposer plus au calme, mais sa femme et sa fille le pressaient de venir. Après tout, se dit-il, nous ne sommes pas en retard et l’objectif est de se changer les idées, alors, pourquoi pas un concert ?
— Tu viens Lukas, on va manger quelque chose.
— Manger ? Super.
Le garçon quitta immédiatement son siège. Sur la porte d’entrée du restaurant, les Schlossmeier découvrirent une affiche en noir et blanc du groupe qui jouait, barrée par un bandeau sur lequel était écrit : ’Restaurant Mister Pepper, aire de SoltauSüd / Samedi 4 avril 2015 / Abbabahn en concert / Le meilleur d’Abba en live.Christina laissa s’exprimer sa joie.
— Cool ! J’adore Abba, mes parents écoutaient ça tout le temps. Je connais tous leurs morceaux par cœur.
— Pas moi, rétorqua Philip qui préférait le smooth jazz, genre Michael Franks, ou la pop un peu trop lisse de Dire Straits, soulignant par-là que la musique n’était pas décisive dans son existence.
Ils poussèrent la double porte vitrée et furent accueillis par un flot d’accords de synthétiseur auquel se mêlaient, avec bonheur, les voix du groupe, pleines d’entrain et de gaîté.
Le restaurant était une sorte de tipi de béton formé d’une seule grande salle circulaire à la partie centrale plus élevée sous laquelle trônait une batterie de grills et planchas brûlantes gérée par un cuisinier à la barbe soignée comme un gazon anglais. La salle sphérique était dotée d’un renflement où le groupe se produisait à hauteur du public, sur une modeste estrade.
— C’est Dancing Queen (« See that Girl, watch that scene / Diggin’ the dancing queen ») s’écria Christina, ravie, enreconnaissant la musique. Son visage s’illumina d’un large sourire et elle commença à esquisser des pas de danse en marchant.
— Qu’est-ce que tu fais, Maman ? demanda Clara surprise par le comportement de sa mère.
— Je danse, ça ne se voit pas ?
— Devant tout le monde ? Et toute seule ? Ça ne te gêne pas ?
— Pas du tout.
— Moi ça me gêne. Arrête Maman, s’il te plaît.
— Qu’est-ce que vous pouvez être coincés dans cette famille, s’énerva Christina. C’est pas possible. Vous devriez plutôt faire comme moi, danser un peu, parce que vraiment, vous êtes trop coincés.
— Tu sais chérie, danser, ça n’a jamais été mon truc, dit Philip.
— Vous avez tous un balai dans le cul, oui, rétorqua-t-elle, fâchée.
— Oh ! Christina, je t’en prie, lâcha son mari choqué.
Philip entrevit les dégâts considérables qu’occasionnerait une remarque de ce genre, lâchée par sa femme, à Sylt, au mauvais endroit ou au mauvais moment. Elle pouvait tout faire capoter. Il en frémit d’angoisse. Et puis, il n’aimait pas cette musique criarde et vulgaire.
Emmenés par Christina d’un pas décidé, ils s’assirent près de la scène, sur des banquettes en skaï rouge entourant une table blanche fraîchement désinfectée. Christina n’avait d’yeux que pour le groupe, Clara et Lukas pour le menu et Philip pour son téléphone portable.
Andreas Schmittner, le directeur du bureau du Conseil des gouverneurs de la BCE, venait de lui envoyer un texto. La photo d’une femme nue sur les dunes de Sylt avec ce commentaire : « Bienvenus les bleus, les sirènes de Sylt vous attendent ». Le message était suivi d’un smiley faisant un clin d’œil. Schmittner avait beau être l’un des plus hauts responsables de l’administration de la BCE, il gardait une âme potache. Philip se garda de montrer ce message à sa femme.
Ils mangèrent en écoutant la musique jusqu’à ce que les musiciens s’accordent une pause sous les acclamations de la salle. Christina se leva pour les applaudir.
— Si quelqu’un veut jouer un morceau, à la guitare ou au synthé, signalez-vous, lança le faux Benny à l’assistance.
Christina qui avait enfourné un sandwich à l’avocat et aux crevettes, se tenait debout devant la scène le prit au mot.
— Je veux bien essayer de jouer quelque chose à la guitare, dit-elle.
Le faux Benny (qui reconnut en Christina, d’un œil de pro, une Frida parfaite avec ses boucles brunes), lui tendit la guitare, l’aida à passer la lanière derrière sa tête et régla le micro avant de s’écarter.
Christina glissa quelques accords timides puis commença à jouer Summertime, le morceau de Janis Joplin, avec hésitation au début, mais sa voix se renforça et elle se libéra. « One of these mornings you’re gonna rise up singing / And you’ll spread your wings and you’ll take to the sky. »
Christina n’était pas une guitariste chevronnée. Elle avait juste plaqué quelques accords. Avant tout, sa voix était juste et elle avait sans doute quelque chose à exprimer car son chant troubla la salle — mélange de routiers exténués, d’hommes d’affaires concentrés, de familles en transhumance et de retraités en groupe. Lorsqu’elle termina son morceau, la salle l’applaudit chaleureusement.
Clara et Lukas se précipitèrent vers leur mère.
— Bravo Maman, on ne savait pas que tu jouais comme ça, dit Clara.
— Oh ! Ça fait longtemps. Je jouais beaucoup quand j’étais jeune mais… je joue parfois l’après-midi quand la maison est vide.
— Tu recommenceras,juste pour nous ? demanda Lukas.
— Promis, mon chéri.
Christina allait revenir s’asseoir avec son mari lorsqu’elle fut alpaguéepar les Abbabahn.
— Bravo ! Venez boire un verre avec nous, l’invita le faux Benny.
— Avec plaisir, répondit Christina snobant son mari resté à sa place les yeux exorbités. Philip ne contrôlait plus rien. Il eut brusquement envie d’une tranche de Forêt Noire nappée d’une épaisse couche de chantilly.
Les faux Abba firent bon accueil à Christina. Ils n’avaient qu’une vague ressemblance avec le quatuor original (Frida aux cheveux châtains épais et bouclés, Agnetha la blonde aux longs et fins cheveux raides et les garçons aux cheveux mi-longs, coupes sages : Benny le barbu et Bjorn le glabre). Pour le show, tout reposait sur la pilosité des garçons, les coiffures contrastées des filles et les costumes à paillettes.
— Vous vous appelez comment ? demanda le faux Benny.
— Christina.
— Michael, mais appelez-moi, Benny, répondit-il en lui faisant un clin d’œil. J’adore votre style. Vous avez une sacrée voix, Christina.
— Merci. Et bravo à vous ! Vos reprises sont superbes. On sent que vous êtes bien rodés.
— Ça fait un certain temps qu’on tourne, précisa la pseudo Agnetha. A part Monika (la fausse Frida), nous avons monté notre groupe au lycée de Kiel pour une soirée de reprises pop. Nous avions choisi Abba, bien entendu. Face au succès de notre premier concert, nous avons remis ça et, de fil en aiguille, c’est devenu notre métier.
— Ça fait des années, alors.
— Oui et non. Au début des années 2000, nous avions d’autres jobs, précisa Martin (le faux Bjorn), mais tout s’est accéléré avec la crise. Début 2009, nous étions deux au chômage ; or, depuis les réformes Harz du gouvernement Schröder – merci Gerhard, sourit-il, narquois – l’indemnisation du chômage a été salement réduite et les demandeurs d’emploi n’ont plus le droit de refuser les propositions qui leur sont faites. Donc, plutôt que d’exercer des boulots à la con, nous avons franchi le cap et fait d’Abba notre métier.
— Nous avons participé à plusieurs concours de clones de la pop, précisa Agnetha, et même à un championnat du monde de clones d’Abba (l’événement ne s’était produit qu’une fois, en Suède comme il se devait, à Malmö en 2009). Nous avons eu le deuxième prix — derrière un quatuor venu de Kiruna qui, il faut le dire, était plus vrai que nature.
— Mais pourquoi ce nom, Abbabahn ?
— Hommage à Autobahn, le morceau de Kraftwerk, expliqua Bjorn. En effet, nous jouons surtout sur les aires d’autoroutes. Un bon créneau, analysa-t-il. Nous bossons sous contrat avec les sociétés autoroutières allemandes, c’est plus stable.
— Quel est le morceau que vous jouez le plus ? s’enquit Christina.
— Notre tube, notre hymne, sinon notre raison de vivre, c’est Money, Money, Money répondit Agnethadu tac au tac. « Money, money, money / It must be funny / In the Rich man’s World. » Avec ce morceau, en quelques accords et une ritournelle,Abba avait croqué la plus fondamentale de nos préoccupations.
— Notre répertoire ne s’arrête pas là, poursuivit la fausse Frida. On joue souvent Gimme !Gimme !Gimme ! que l’on peut envoyer avant Money, Money, Money pour donner un Gimme Money qui tombe toujours à pic.
Toute la tablée se mit à rire.
Pendant ce temps, Philip et les deux enfants se morfondaient sur leurs sièges. Lukas avait repris sa console, Clara remis ses écouteurs et Philip commandé un café et une part de Forêt Noire bien nappée de chantilly. Sentant que sa femme qui l’ignorait complètement n’avait aucune envie de s’en aller, il se demandait s’il devait intervenir. Fumer une cigarette le titillait, ça faisait longtemps.
Philip était épaté par la prestation de sa femme et se demandait comment, tout en ne jouant jamais (il ne l’avait pas vue prendre une guitare depuis des années), avait-elle fait pour chanter un morceau sur scène comme une pro ? Un instant, il s’en voulut de ne pas avoir accordé plus d’importance à (cette facette de) sa femme. Après tout, quand nous nous sommes rencontrés, pensa-t-il, elle avait une guitare et en jouait régulièrement — lors de nos virées au bord de lacs perdus, dans les forêts. Puis, tout s’est évanoui. Depuis dix ans qu’il travaillait à la BCE, la guitare n’avait jamais réapparu. De ce qu’il en savait.
— Pourquoi Maman ne vient-elle pas s’asseoir avec nous ? finit par demander Clara.
— Elle discute avec les musiciens, répondit son frère, les yeux sur son écran.
Comme le constatait Philip le courant avait l’air de bien passer entre elle et le groupe. C’était bizarre, comme s’ils étaient de vieux amis.
Le smartphone de Philip se mit à vibrer dans sa poche, il prit l’appareil. C’était un message de Jaap Volkenwydt, le directeur des ressources humaines de la BCE, un Néerlandais aux dents longues. Le texto comportait une pièce jointe. « Bonjour Philip, il serait utile que vous potassiez le code des procédures de régulation inter-marchés, au cas où nous tombions d’accord, cette semaine, sur votre futur poste. Autant que vous sachiez précisément de quoi il en retourne. Bonne lecture et à demain à Kampen. » Le pdf était énorme. Comment allait-il pouvoir lire ce pavé, avec le char à voile, l’équitation et la piscine ? Philip eut un moment de déprime.
Lorsqu’il releva les yeux de son écran, Christina et Benny avaient disparu. Les trois autres discutaient ensemble à voix basse.
— On y va quand, Papa ? demanda Clara. Y’en a marre d’attendre ici.
— Je suis d’accord avec toi, mais je ne sais pas où est ta mère.
— Elle est aux toilettes, dit Lukas sans lâcher sa console du regard.
— Oui, c’est sûrement ça, approuva son père. D’ailleurs, je vais aller y faire un tour.
— Mais tu ne peux pas, ce sont les toilettes des femmes, lui dit sa fille sur un ton sentencieux.
— Pfff... Je ne vais évidemment pas aller dans les toilettes des femmes. Je vais voir si je la trouve dans le secteur. Il sourit à sa fille d’un air fatigué. Attendez-moi ici.
Philip passa devant les trois Abbabahn sans leur adresser la parole. D’abord, ils ne s’étaient pas présentés ; ensuite, il retrouverait son épouse tout seul. Il n’avait pas besoin d’eux. Il prit la direction des toilettes indiquées par des pictogrammes et accéda à un long couloir où de larges portes battantes aux couleurs criardes indiquaient « WC femmes » à droite et un peu plus loin, de l’autre côté du couloir, « WC hommes ». Philip s’arrêta dans le couloir un peu avant les toilettes des femmes, faisant semblant de lire un texto, dans l’axe de l’ouverture des toilettes. Profitant des allées-et-venues, il jeta quelques coups d’œil alors que les portes battaient, espérant entrevoir sa femme. Déçu dans ses attentes et, alors que pointait l’inquiétude, il poussa jusqu’aux toilettes hommes. En ressortant, il vérifia l’extrémité du couloir qui faisait un coude un peu plus loin. Il découvrit une chapelle de méditation intercommunautaire déserte, puis une sortie dérobée qui donnait sur l’arrière du bâtiment et le fond du parking. Il ouvrit la porte et s’avança d’un pas pour observer les lieux, il tomba sur un Van peint aux couleurs des Abbabahnet largement rempli de caisses, garé à deux pas de la porte, mais n’aperçut pas sa femme. Pensif, il rebroussa chemin tout en l’appelant sur son smartphone. Elle ne répondit pas. Elle est sûrement retournée à table avec les enfants. Mais lorsqu’il revint, — non sans croiser les musiciens, du moins Agnetha et Benny qui démontaient leur matériel — il n’y avait plus personne. La table était débarrassée et nettoyée.
— Je deviens dingue ou quoi, dit-il à voix haute. Cette fois, il se retourna vers les musiciens et leur demanda :
— Excusez-moi, savez-vous où sont les enfants qui étaient assis à cette table ?
— Bien sûr, monsieur, répondit le faux Bjorn d’un ton poli. Ils sont sortis il y a quelques instants.
— Merci beaucoup. Et bravo encore pour le concert, ajouta Philip avec un sourire forcé.
— Pas de quoi. Bonne journée.
Philip prit la direction de la sortie à grands pas. Il aperçut tout de suite ses deux enfants qui marchaient le long du bâtiment en scrutant l’aire d’autoroute.
— Qu’est-ce que vous faites-là ?
— On cherchait Maman. Tu ne l’as pas trouvée ?
— Non.
Impuissants, ils contemplèrent en silence les véhicules stationnés sur le parking. Tout à coup, une vieille Opel arriva vers eux en crissant des pneus. Par la fenêtre ouverte de la voiture, ils reconnurent Christina assise aux côtés du faux Benny qui tenait le volant. Lorsque le véhicule passa à leur hauteur, depuis la fenêtre ouverte, Christina cria : « Bonnes vacances mes chéris, Philip salue tes collègues de ma part ! Et à la semaine prochaine. » Elle disparut dans l’habitacle tandis que le véhicule repartait à fond de train en klaxonnant joyeusement. Philip, sous le choc, resta les bras ballants avant de s’asseoir, incrédule, sur le bord du trottoir.
— Ça c’est la meilleure, dit Clara. La mother se barre. J’ai le droit de me casser aussi ? Parce que ces vacances à Sylt, ça ne m’amuse pas non plus.
— Ça suffit, vous êtes mineurs, vous restez avec moi. Et votre mère va rappliquer et plus vite que ça, vous verrez.
— Ben, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lukas ?
— Je ne sais plus, les enfants. Philip se passa la main sur le visage. Je ne sais plus. Attendez une minute. Je voudrais fumer une cigarette.
C’est alors qu’apparut Monika, la fausse Frida, qui se dirigea vers eux d’un pas décidé.
— Vous êtes la famille de la fille qui a joué Summertime tout à l’heure ?
— Oui.
— Eh bien, on peut dire qu’elle a fait fort, Martin vient de mettre les voiles avec elle. Il est con ! Il me largue, comme ça ! Quel gâchis. Elle fondit en larmes. Quelle humiliation, poursuivit-elle en reniflant. Mais là, c’est trop. Je viens de dire à mes collègues, ils sont mariés, eux, que je laissais tomber aussi. Il me plaque ? Eh bien, moi aussi je le plaque !
— Vous avez une cigarette ? demanda Philip.
— Je ne fume pas, désolée.
Un ange passa.
— Vous avez une place de libre dans votre voiture, je crois ? demanda-t-elle sur un ton éploré et hésitant.
— Euh… oui, balbutia Philip à son tour.
— Emmenez-moi, s’il vous plaît.
Philip fixa ses enfants qui semblaient anesthésiés par les chocs émotionnels successifs. Tout à coup, les choses se cristallisèrent dans son esprit. Après tout, pensa-t-il, si elle venait avec nous jusqu’à Sylt, en se faisant passer pour ma femme ? Juste pour la semaine. Vis-à-vis des huiles, ça ferait plus sérieux. J’aurais l’air de quoi, sans femme, mais avec les enfants ? Ça ferait mauvais genre, surtout avec ces protestants. C’est une semaine cruciale.
— C’est que... nous allons à Sylt, répondit Philip.
— A Sylt !? Trop sympa.
— Vous voulez nous accompagner ?
— Oh oui !
— On pourrait même vous héberger là-bas, mais il faudrait que vous acceptiez de jouer le jeu.
— Jouer le jeu ?
— Oui, comme une comédienne, vous voyez ? Montez, je vous expliquerai.
Sous le regard sidéré des enfants, la fausse Frida prit place dans l’Audi, sur le siège qui était encore celui de Christina une heure auparavant. Alors qu’elle attachait sa ceinture de sécurité, Philip lui lança, sur un ton chaleureux :
— Vous connaissez la Banque centrale européenne ?