Je me souviens – comment pourrais-je l’oublier ? – de ce jour de 1990 où j’ai fait la connaissance du phénomène. J’avais gagné le 2e prix d’un concours de nouvelles, ma première victoire de ce genre. Christian (dont j’ignorais jusqu’alors le nom et même l’existence, que ses Mânes me pardonnent !) était président du jury et s’était engagé à publier le lauréat dans Taille Réelle. J’arrive donc pour recevoir mon prix, la tête dans les étoiles. Mais voilà que l’organisatrice me confie entre deux portes : « Vous savez, vous étiez largement en tête selon notre jury local, mais Monsieur Congiu vous a fait déclasser car il n’aime pas votre nouvelle ».
Aïe !... J’ai encaissé la douche froide, ébroué mes plumes et, au cocktail qui a suivi, j’ai abordé l’espèce d’ours mal léché qui m’avait remis mon prix pratiquement sans me regarder et lui ai demandé très courtoisement : « Madame X. m’a dit que vous n’aimiez pas mon texte. Ça me rendrait service que vous me disiez pourquoi ». Manifestement sur la défensive (il devait craindre que je ne l’agresse), il a bredouillé quelque chose dans le genre « C’est du sous-Zola, en tout cas je ne publie pas ça dans Taille Réelle. Éventuellement, envoyez-moi un autre texte, je verrai ». Et il s’est barré.
- Assemblée générale de Nouvelle Donne, en juin 2002
Je me souviens avoir pensé : “Qu’il aille au diable ! Pour qui se prend-il, cet olibrius ? Après tout, cinq jurés avaient voté pour moi, ils ne sont pas tous tarés !”. Pourtant - sans doute étais-je déjà sous le charme de ce sacré bonhomme, aussi fascinant qu’insupportable - je ne me suis pas laissé décourager, j’ai envoyé un autre texte, il a été publié dans Taille Réelle, et voilà… Christian m’a téléphoné, tout sucre et tout miel cette fois, m’a invitée à venir le voir au Festival de la Nouvelle de St-Quentin où il tenait un stand. Une heure après, je le tenais avec lui et j’étais embarquée dans l’équipe de Taille Réelle (déjà moribonde, mais je l’ignorais). Quelques mois plus tard, il me suppliait (et me convainquait) d’entrer avec lui dans l’aventure de la création d’un magazine, qui allait devenir Nouvelle Donne. J’habitais Lille, et alors ? Il y a des trains, des voitures, le téléphone, le fax (Internet balbutiait encore) ... où était le problème ? Cela m’a donc valu pendant cinq ans, outre des factures de téléphone faramineuses, des allers et retours mensuels Lille-Paris pour des réunions du samedi ou du dimanche après-midi qui n’en finissaient pas et qui se prolongeaient longtemps encore après par d’interminables bavardages dans un café, où Christian me racontait sa vie, ses espoirs et ses déceptions littéraires, moyennant quoi je ne regagnais jamais mes pénates avant 3h du matin. Quelle époque !!!
Je me souviens des réunions évoquées plus haut, où Christian faisait régner une atmosphère dictatoriale qui n’était pas du goût de tout le monde. Ces réunions se tenaient chez l’un ou chez l’autre (plus tard dans un café) mais malheur à notre hôte s’il avait l’idée saugrenue de se montrer accueillant et de proposer nourritures ou boissons ! Il était interdit de manger et de boire autre chose que de l’eau avant la fin de la réunion (généralement si tardive que chacun s’empressait de rentrer chez soi, le ventre vide et le gosier sec), interdit de parler d’autre chose que de Nouvelle Donne, interdit de… Nombreux sont ceux qui n’ont pas supporté ces ukases et se sont enfuis à toutes jambes après deux ou trois séances, voire une seule… Mais beaucoup d’autres sont restés, les meilleurs peut-être, ou du moins ceux qui étaient capables de faire passer la volonté de mener à bien ce magnifique projet avant leur plaisir et leurs désirs personnels, et qui savaient bien que seul Christian était capable de mener le navire jusqu’au port.
Je me souviens du Festival de la Nouvelle à Saint-Quentin, où nous avons pendant plusieurs années tenu le stand de Nouvelle Donne, Christian, moi et quelques autres. C’était au printemps, il faisait souvent un temps divin, et tout un chacun musardait, flemmardait, lézardait au soleil en attendant le client. Mais pas Christian. Il semblait monté sur ressorts et ne tenait pas en place une seconde, rabattant les clients potentiels vers le stand, distribuant tracts et prospectus, insultant les malheureux membres de l’équipe qui allaient siroter une bière à la terrasse d’un café ou qui traînaient trop longtemps à table, s’épuisant à vouloir nouer des contacts avec des gens que sa seule approche faisait fuir, passant finalement une exécrable journée et finissant par se mettre tout le monde à dos.
Je me souviens d’avoir invité Christian à visiter Lille, pris une demi-journée de congé pour lui servir de guide, préparé un super itinéraire dans la vieille ville, réservé une table dans un petit resto sympa, bref de m’être fait une fête de cette journée un peu exceptionnelle et… d’avoir été déçue sur toute la ligne : indifférent aux richesses architecturales de la cité des Flandres, il a battu le pavé à grandes enjambées, le nez sur la pointe de ses chaussures ou fixant sans la voir la remarquable façade de Notre-Dame-de-la-Treille, en me parlant exclusivement de Nouvelle Donne. Quant au resto, pas question, il avait mangé un sandwich dans le train, il n’avait pas faim ou, à la rigueur, un Mac Do vite fait pour ne pas perdre de temps. Je hais les Mac Do.
Dans le même ordre d’idées, j’avais proposé à toute l’équipe de se réunir pour une fois chez moi, à Lille, un dimanche, et à Christian et deux ou trois autres d’arriver le samedi pour qu’on se fasse un petit week-end un peu festif… Pauvre naïve ! Tout le monde fut enchanté de cet intermède lillois si sympathique… sauf Christian qui déclara en guise de conclusion que nous avions perdu trop de temps en futiles bavardages et que, dans ces conditions, il préférait rester chez lui à travailler… Il y eut des moments où je haïssais Christian.
- Assemblée générale de Nouvelle Donne, en juin 2002
« Rien de grand dans le monde ne se fait sans passion », a dit je ne sais plus qui. La passion qui animait Christian était aride et ne laissait pas de place au plaisir de la convivialité, mais elle a permis à Nouvelle Donne de durer dix ans, contre vents et marées. Comme le chantait Maxime Leforestier, « ce fut une belle aventure. » Pour ma part, je n’ai tenu « que » cinq ans la barre de rédacteur en chef, épuisée par cette vie qui ne laissait plus de place à ma vie, privée comme professionnelle, et moins encore à mon écriture. Je me souviens que Christian a pleuré quand je lui ai annoncé que je prenais du large (sans pour autant quitter l’équipe). Pleurait-il sur moi, sur lui, sur les incertitudes qui pesaient dès lors sur la survie de Nouvelle Donne [1] ? Tout cela à la fois sans doute, car ce bourreau de travail monomaniaque était aussi un grand sentimental, fragile, toujours en quête de reconnaissance littéraire mais aussi d’affection personnelle. Et c’est pourquoi on l’aimait. Il était aussi d’une grande fidélité en amitié, ce qui nous a permis de garder le contact malgré le temps, malgré la distance [2], jusqu’à ce que le destin en décide autrement un certain 27 décembre 2011. Alphonse Allais disait : « La mort est un manque de savoir-vivre ». Christian en manquait souvent, de savoir-vivre, dans tous les sens du terme. Comme toujours, c’est la camarde qui a eu le dernier mot.