S’appelle-t-elle Corine ou Sylvia, ou encore Carole, prénom qu’elle s’est donné pour raconter son enfance dans La Libellule ? Peu importe, trois prénoms ne sont pas de trop pour cette artiste aux dons multiples, dont nous connaissions déjà les talents de dessinatrice et de peintre, et dont nous découvrons aujourd’hui le grand talent d’écrivain.
Un bon livre, c’est d’abord un bon sujet, dit-on. Celui-ci ne fait pas mentir la formule, d’autant qu’il ne se contente pas d’un seul sujet, il en entremêle plusieurs qu’on ne saurait dissocier tant ils sont imbriqués.
Il y a le Maroc, d’abord, où Carole est née et où elle a grandi, le Maroc si foisonnant de parfums, de bruits et de couleurs qu’il laisse dans les mémoires une empreinte indélébile. Ce livre est avant tout celui d’une exilée. Beaucoup de phrases au début commencent par « Au Maroc… » et on mesure sans peine toute la nostalgie des déracinés (dits aussi « rapatriés »), surtout quand, plus tard, la plupart des phrases commencent par « En France… ».
Et pourtant, tout n’est pas rose au Maroc car y être née de sexe féminin « commande la terrible malédiction du silence ». Et c’est le 2e thème de ce livre, le plus essentiel sans doute. Car autour de Carole s’est instauré un complot implicite contre sa féminité naissante qu’il faut juguler. Qui est partie prenante de ce complot ? Tout le monde. Le milieu ambiant, bien sûr, pétri de culture machiste, mais aussi les membres de la famille, pourtant aimants : le père, qui adore sa fille mais ne peut imaginer qu’un autre homme que lui pose les yeux sur elle et ira jusqu’à la battre comme plâtre à la moindre incartade ; la mère, esclave consentante de son époux depuis toujours, qui ne voit pas où est le problème ni pourquoi sa fille connaîtrait une vie différente de la sienne ; et même le frère cadet qui profite plus ou moins consciemment de la situation et se réjouit en silence d’avoir tous les droits quand sa sœur n’en a aucun, de ne récolter aucune corvée quand sa sœur les récolte toutes, « parce que c’est une fille ».
Plus généralement encore, c’est la condition des femmes qui est au centre de ce livre, pas seulement au Maroc, pas seulement dans les années 70, des femmes victimes un peu partout et à toute époque de la « brutale dialectique de la sainte et de la salope ». Corine-Carole s’en est sortie, mais à quel prix ! On peut penser que seule sa personnalité exceptionnelle lui a permis de devenir ce qu’elle est aujourd’hui : une artiste-peintre reconnue et maintenant un écrivain d’une rare maîtrise.
En effet, au-delà du contenu de ce livre, on reste pantois devant le style d’une totale originalité (ce qu’on appelle « la patte »), constamment métaphorique sans que cela sente jamais l’effort, créateur de néologismes plus signifiants que les mots classiquement admis (« J’aurais voulu me rentrer à l’intérieur, m’escargotiser »), employant des adjectifs accolés aux noms de manière improbable et pourtant si … visuelle (« des gestes hirsutes »), souvent à la limite de la rupture syntaxique (« Je mesure quelle sorte d’attachement douloureux obstinait mon père à me refuser tout stigmate d’une féminité à poindre ») et d’autant plus impressionnant qu’il est sur le fil du rasoir : l’auteure funambule va-t-elle chanceler, se prendre les pieds dans sa phrase, tomber peut-être ? Les lecteurs-spectateurs retiennent leur respiration. Non, bien sûr. Elle se redresse et poursuit sa route, la tête haute, sous les applaudissements. Elle est à jamais cette jeune fille indomptable, même lorsqu’elle ployait sous les coups de son père, cette adolescente à qui sa mère disait : « Tais-toi, baisse les yeux, tu veux qu’il te tue, c’est ça, tu veux qu’il te tue ? ».
Non, elle voulait vivre, simplement, et elle y a réussi magnifiquement.
La Libellule, de Corine-Sylvia Congiu
(actualisé le )