La dernière fois que j’ai vu Maman, - consciente, s’entend, même si elle n’était plus lucide depuis longtemps – elle a essuyé sur ses joues les baisers que je venais d’y déposer. “Mais… Mais d’où nous connaissons-nous, Madame ?” m’a-t-elle demandé, outrée d’une telle familiarité. Je n’ai jamais trouvé les mots pour définir ce que j’ai ressenti en cet instant, angoisse, impuissance et terreur mêlées, qui m’ont fait me raccrocher aux montants du lit médicalisé comme à une bouée… Ces mots, Catherine, la narratrice, les a trouvés, les mots perdus ou jamais connus, pour dire l’expérience de la fin imminente. L’effroi, la tristesse et l’ambiguïté aussi, de ce qui nous lie, comme un ultime cordon ombilical, à ces proches qui s’en vont peu à peu explorer les rivages de la “démence sénile”, d’abord caricature de ce qu’ils ont été et ensuite enveloppe vide.
Mais point n’est besoin d’avoir vécu le long calvaire de cette famille pour être touché au cœur par ce récit rempli de compassion et d’humanité.
De la plume distanciée d’une entomologiste, Catherine décrit la première alerte, le séjour aux urgences, le diagnostic d’un médecin distrait – il en a vu bien d’autres ! – suivi de la longue spirale des élaborations délirantes. Elle décrit, sans pathos mais avec une infinie justesse, l’impuissance des blouses blanches, la culpabilité aussi, celle qu’entraînent les choix nécessaires que personne n’est préparé à assumer.
Cependant, la lecture de cette immersion dans les méandres de “l’humaine condition” n’est pas douloureuse, on sourit parfois avec elle des fantaisies de la paranoïa et l’on admire surtout l’instinct de survie de cette fratrie déchirée par une fin annoncée.
Quelle fille n’a pas eu, avec sa mère, des relations compliquées ? Elles sont présentes également, à travers ce journal où chaque phrase est une interrogation suspendue (Et moi ? Que va-t-il advenir ? Quelle sera ma propre fin que je sens à présent plus proche ?). Car si on vient à mesurer, au fil du temps, la fragilité de ses parents, on s’accroche à l’idée enfantine qu’ils sont indestructibles. Et voici qu’un jour, nos certitudes partent à vau-l’eau. C’est cet instant précis, cet instant où le gouffre s’ouvre sous nos pieds, que Brigitte Niquet a su si bien exprimer. Je souhaite à tous ceux qui liront ce récit dense, pudique, où passé et présent se superposent, le même courage et la même force d’âme.
Brigitte Niquet, Le bateau a eu une avarie, éd. L’Harmattan, coll. “Les Impliqués”, 172 pages, 17 euros.