Bernardo Toro, des éditions Rue Saint Ambroise, nous fait le plaisir de nous partager son plaidoyer pour un nouveau genre littéraire qui se situe à la frontière du roman et du recueil de nouvelles, la « suite ». Ce genre est inauguré chez RSA par la collection de même nom.
LA SUITE Plaidoyer pour un nouveau genre littéraire
On se désole du sort réservé à la nouvelle sans suffisamment s’interroger sur les causes. Celle qu’on évoque le plus souvent, l’hégémonie du roman, provient d’une confusion entre genre et format qu’il serait temps de dissiper.
Le genre (la nouvelle) est une catégorie littéraire, alors que le format (le recueil de nouvelles) est un objet éditorial. L’hégémonie incontestable du roman ne signe pas la défaite d’un genre (la nouvelle), mais la faillite d’un format (le recueil). Pour redonner à la nouvelle la place qui était autrefois la sienne, il nous faut donc identifier les défauts du format et tenter de les corriger.
Quelques remarques préliminaires
Si la publication d’ouvrages ne contenant qu’une seule nouvelle était rentable, il est possible que les recueils n’existeraient pas ou très peu. Ceux-ci répondent donc à une contrainte économique et non à une nécessité littéraire. Au XIXe siècle, les journaux ont assuré une diffusion unitaire de la nouvelle avec éclat. L’âge d’or de la nouvelle date fort logiquement de cette époque. Les recueils se sont développés à l’ombre des journaux et principalement pour pallier le caractère éphémère de ceux-ci. Les nouvelles parues un jour étant introuvables dès le lendemain, le relais des recueils s’est avéré nécessaire. Au tournant du siècle, quand les journaux ont cessé de publier des nouvelles, les recueils ont perdu leur principale raison d’être. En France, le déclin de la nouvelle date de cette époque.
Les inconvénients du recueil
Depuis plus d’un siècle, nous ne cessons d’attribuer à la nouvelle les défauts du recueil et cette confusion nous empêche de réfléchir aux inconvénients du format. Mais quels sont donc ces inconvénients ?
Dès que nous nous familiarisons avec l’intrigue et les personnages d’une nouvelle, celle-ci s’achève et le recueil nous projette dans une nouvelle histoire avec d’autres personnages et une intrigue différente. L’effort que ces accommodements incessants nous imposent finit par nous lasser. Les enquêtes montrent que peu de recueils sont lus jusqu’au bout. Soit que l’effort s’avère pénible à force d’être renouvelé, soit qu’au bout de quelques nouvelles le lecteur estime avoir lu suffisamment – qu’il ait aimé ou pas les textes.
Par opposition, l’effort que le roman nous réclame est fourni une fois pour toutes et n’a plus besoin d’être renouvelé. Une fois entrés dans l’histoire, nous nous déplaçons dans un univers de plus en plus familier.
L’avenir de la nouvelle
Ces réflexions au sujet du format nous poussent à rêver d’un nouveau genre capable de concilier la variété du recueil et l’unité du roman, la concision de la nouvelle et la richesse du roman. C’est l’ambition de notre nouvelle collection, offrir une alternative au recueil en faisant appel à un nouveau genre qui échappe à la variété lassante du recueil sans tomber dans l’uniformité monotone du roman. Un genre qui serait à la nouvelle ce que la série est au film, un ensemble découpé en unités indépendantes qui réalise la synthèse entre deux exigences en apparence contradictoires, la cohésion de l’ensemble et la variété des parties.
LA SUITE Définition
Nous appellerons « suite » ce nouveau genre littéraire. Un genre composé de récits indépendants (pouvant être lus séparément), mais reliés entre eux par un ou par plusieurs fils conducteurs : le thème, le lieu, le personnage, l’action.
Examinons à titre d’exemple cette magnifique suite qu’est Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson. Comme le titre l’indique, les différentes histoires qui la composent se passent toutes dans le même village du Middle West. Le lieu est donc le lien explicite. On y trouve aussi des personnages récurrents et des faits identiques racontés à partir de points de vue différents. À ces liens superficiels s’ajoute un autre plus profond, le thème de la solitude moderne ─ qui ne relève pas de l’isolement social.
Historique
Winesburg-en-Ohio date de 1919. Il semble donc difficile de considérer la suite comme un genre nouveau. Pourtant l’incapacité des critiques à l’identifier comme tel les a poussé à classer ce livre tantôt dans la catégorie roman, tantôt dans la catégorie recueil de nouvelles, sans percevoir ce qu’il a de spécifique.
Qu’ont-ils en commun des ouvrages aussi divers que Chroniques martiennes de Ray Bradbury, Le Gambit du cavalier de William Faulkner, Manhattan Transfert de John Dos Passos, Marelle de Julio Cortazar, Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, Les détectives sauvages de Roberto Bolaño, L’acacia de Claude Simon, Trailerpark de Russell Banks, Plasmas de Céline Minard, Obabakoak de Bernardo Atxaga, Sefarad d’Antonio Munoz Molina, Canoës de Maylis de Kerangal, ou, plus près de nous, Vent de boulet de Sylvie Dubin ? Rien en apparence, à en croire les critiques qui n’ont jamais songé à les associer. Ces ouvrages partagent pourtant un même principe de composition qui ne relève ni du roman ni du recueil de nouvelles. Leur lecture devrait vous permettre de vous faire une idée concrète de l’infinie souplesse et des multiples possibilités qu’offre la suite.
La progression
Pour que la suite se constitue comme un genre à part entière une condition s’avère nécessaire : la présence d’une progression. Un même thème, un lieu unique ou le retour d’un même personnage ne suffissent pas à constituer une suite. Il faut encore que les récits y soient disposés suivant une certaine progression qui donne une orientation, une organisation et une direction à l’ensemble. À la différence du recueil, dans la suite l’ordre des textes n’est ni arbitraire ni interchangeable, mais motivé et structurant. C’est lui qui conduit l’ensemble d’un point A à un point Z en passant par une série de points intermédiaires.
La forme de cette progression dépend de la visée de la suite. Si son objectif est l’exploration d’un monde qu’il soit réel (Manhattan Transfer, Trailerpark) ou imaginaire (Chroniques martiennes, Obabakoak) sa progression sera forcément plus spatiale que temporelle, et pour ainsi dire kaléidoscopique. Si la visée de la suite est la connaissance d’un personnage (Marelle, Les détectives sauvages) la dimension chronologique sera au contraire dominante. Si c’est le thème qui structure la suite (Le livre du rire et de l’oubli, Plasmas, Sefarad) celle-ci se développera suivant une logique arborescente qui rappelle la composition musicale. D’où le terme que nous avons choisi pour designer ce genre. Suite est, en effet, un vieux mot français qui s’est imposé dans toutes les langues dans son acception musicale.
La progression ne dérive pas de l’action
Un autre principe doit également être pris en considération : la progression ne peut pas dériver de l’action, à moins que les faits soient présentés de manière non chronologique ou elliptique. La raison en est simple, une suite qui suivrait pas à pas les différentes étapes d’une histoire entrerait dans la catégorie roman.
Cette condition nous semble toutefois moins importante que celle qui permet à la suite de se différencier du recueil (la progression). Du point de vue de la réception, une suite qui se situe aux frontières du roman présente moins d’inconvénients qu’une « suite » qui, dépourvue de progression, retomberait dans l’éparpillement du recueil.
L’intrigue
Les chapitres d’un roman ne laissent pas nécessairement des blancs. Le seul blanc dont le roman a besoin pour constituer son intrigue se situe dans l’avenir (Que va-t-il arriver ? Comment l’histoire va-t-elle se terminer ?) Dans une suite, au contraire, l’agencement d’histoires indépendantes laisse nécessairement des blancs. L’intrigue provient davantage des interstices entre les histoires que du suspense qu’elles laissent planer devant elles.
Des histoires indépendantes tissent un riche et subtil réseau de relations dont le dévoilement progressif constitue l’intrigue sous-jacente de la suite. L’intrigue ne porte donc plus sur des faits qui seront révélés ultérieurement, mais sur les liens souvent implicites entre des faits déjà connus. Lire une suite revient à rassembler les pièces d’un puzzle afin d’admirer une image qui n’existe pas forcément dans le livre, mais se forme dans l’esprit du lecteur.
La suite et la série
Si nous avions à définir la suite suivant les catégories propres à la narrative télévisuelle, on dira que la suite est un mixte entre la série à épisodes bouclés et le feuilleton. Une forme intermédiaire que les critiques appellent série-feuilletonnante ou série mixte. Dans ce type de série, les récits bouclés à la fin de chaque épisode s’inscrivent dans une perspective globale qu’ils contribuent à compléter, à développer et à nuancer. Citons à titre d’exemple la célèbre série The Crown. Chaque épisode est indépendant, mais l’ensemble vous donne une vision de plus en plus complète et nuancée de la famille royale. Les séries télévisuelles adoptent de plus en plus cette forme intermédiaire qui permet de conjuguer (tout comme la suite que nous préconisons) l’unité du feuilleton et la variété de la série. Citons, en autres, Urgences, New York Police Blues, Ally McBeal, Buffy contre les vampires, Tales from the Loop, etc.
La modernité de la suite
Existe-il une raison profonde à l’avènement de la suite ou s’agit-il d’un simple raccommodage formel visant à réconcilier le public avec la forme courte ? Comme la plupart des renouvellements formels, la suite semble répondre à une nécessité plus profonde.
Dans un monde où des déterminations extérieures (sociales, économiques, politiques) sont fortes et notre capacité d’agir réduite, savoir ce qui va arriver (il arrive toujours la même chose et à peu près de la même manière) est d’un intérêt limité. Nos vies manquent de nouveauté, de relief et de suspense et pourtant elles recèlent quelque chose de fascinant parce que mystérieux. D’où vient leur mystère ? Pourquoi la trame de notre vie nous échappe ? Pourquoi celle-ci nous paraît aussi opaque et impénétrable ? Probablement en raison des blancs, des ruptures et des multiples qui la composent. Imaginer qu’une action englobante peut donner unité et sens à cet ensemble discontinu est une fable à laquelle nous avons du mal à croire.
Nous ne vivons plus dans un monde où l’homme se révèle à lui-même par l’action. Cette vision épique que beaucoup de romans se complaisent à nous offrir est une compensation imaginaire. Elle relègue la littérature au rang de divertissement. Par opposition, un dispositif qui, comme la suite, met en scène le discontinu et le multiple semble interroger l’existence telle qu’elle se présente réellement à nous.
En guise de conclusion
Précisons pour conclure qu’aucun des principes avancés plus haut ne saurait avoir valeur de prescription ou de règle. Comme toujours dans l’art, la pratique doit déborder la théorie. Il y a autant de suites possibles que d’auteurs à l’œuvre, autant de manières de conjuguer unité et multiplicité que de subjectivités.
Si la mise en place d’ateliers d’écriture peut s’avérer utile, c’est moins pour encadrer ou canaliser les pratiques que pour les stimuler et les enrichir grâce aux lectures, aux avis et aux conseils des autres. Nous avons, en effet, beaucoup apprendre les uns des autres. Ces lignes ne sont qu’un premier élan que chacun doit poursuivre à sa manière.