- Paris, Péniche Grande Fantaisie, septembre 2019
ND : Fabrice Schurmans, parlez-nous de vous. D’où venez-vous ?
FS : Je suis né à Liège en mai 1968 d’un père pilote de chasse et d’une mère garde-malade. Une enfance ni pire ni meilleure qu’une autre dans une famille divisée. Marquée cependant par la dyslexie et le jugement précoce porté sur tout enfant par les institutions scolaire et médicale. Aux inégalités de naissance s’ajoute alors le poids des sentences. Les injustices trouvent ici leur fondement.
ND : Des débuts dans la vie difficiles, donc, mais dont vous n’avez pas tardé à vous libérer.
FS : Des amis issus des migrations ainsi que des voyages en Espagne et en Italie ont suscité chez moi le goût pour l’ailleurs. Cela explique en partie pourquoi j’ai quitté la Belgique après mes études. Découvrir d’autres mondes, sonorités, cultures, cuisines, me frotter à ce qui diffère du pays natal. Peut-être l’écriture m’est-elle advenue grâce au départ, à une sorte d’exil volontaire, à une solitude plus grande (jamais pesante cependant).
ND : La lecture a-t-elle été très tôt pour vous une « bouée de sauvetage » ?
FS : La lecture m’accompagne depuis l’enfance. Je lis beaucoup, sans a priori. Je louvoie entre les genres (BD, nouvelle, poésie, roman, théâtre, essai, les genres de l’imaginaire), les époques et les pays. Deux journaux aussi : Le Monde diplomatique, Charlie Hebdo.
ND : Focalisons-nous sur la nouvelle : quels auteurs vous ont particulièrement influencé ?
FS : Difficile de parler des influences. Je lis des classiques autant que des auteurs contemporains (notamment les consœurs et confrères des anthologies et recueils collectifs). Il est aisé en l’occurrence de citer des noms et des titres, mais parmi ceux-ci, lequel aura été déterminant ? Maupassant est sans doute inévitable. Variation sur le vagabond en constitue une preuve concrète. Il me semble que la récurrence du merveilleux trouve, elle, son origine dans les nouvelles de Marcel Aymé. Tchékhov revient régulièrement tant dans mes souvenirs que dans mes lectures (je viens de recevoir le volume de nouvelles traductions publiées par Rue Saint Ambroise). Les nouvelles et fictions brèves de Didier Daeninckx m’ont marqué et, d’une manière ou d’une autre, ont orienté/influencé mon travail. Enfin, comment ne pas évoquer Simenon ? Un romancier, certes, mais ses « romans » les plus brefs me semblent de longues nouvelles, ou novellas si l’on veut. Unité de temps, de lieu et d’action les caractérisent en effet. La structure narrative tend à l’essentiel en une centaine de pages. À cause d’un incident, le personnage remet en cause l’existence que la société, la famille lui ont imposée. Le revers du silence lui est redevable. Hania Hamar, le personnage principal, s’interroge sur sa place dans la société à partir d’un fait divers. L’enquête sur la disparition d’un homme de pouvoir se double alors d’une enquête existentielle.
ND : Quand vous lisez, vous laissez-vous emporter par votre lecture ou décortiquez-vous instinctivement la manière de faire de l’auteur ?
FS : Oui, j’avoue, je décortique. Je m’attache à la structure de la nouvelle, à la façon dont le personnage advient, circule dans l’espace fictionnel, aux retournements et autres surprises. Bref, je démonte la machine afin d’en saisir le fonctionnement. Sans exclusive encore une fois. J’apprécie autant la nouvelle avec retournement final que la nouvelle-instant, palimpseste, poétique, etc.
ND : Venons-en à ce grand projet dont vous nous avez parlé et qui est en partie à l’origine de ce plein feu. Il est en effet peu courant qu’un auteur (surtout un auteur de nouvelles) développe dès le départ un projet cohérent, auquel les textes successivement publiés vont apporter chacun leur pierre.
FS : J’ai commencé à écrire dans les années 1990 et j’ai publié mon premier texte littéraire en 2009. Il s’agissait d’une nouvelle, Pour une poignée de cerises, publiée par la revue belge Balises, dirigée par Marc Quaghebeur. Inspirée d’un fait divers (l’assassinat d’un travailleur saisonnier portugais en France), elle s’intéresse à ceux qui sont souvent privés de parole officielle. Cela par le biais d’un narrateur singulier.
Dès le départ, j’avais pour projet de mettre en scène celles et ceux qui parlent mais que l’on écoute peu : les migrants, les colonisés, les vaincus, les pauvres types, les femmes et les hommes qui boitent, trébuchent, échouent. Lignes de fuite, bientôt publiée dans Saxifrages. Fictions carcérales (Bancal) met en scène un prisonnier écrivant une lettre sur l’enfer carcéral. J’ai, malheureusement, rendu visite à un être proche enfermé dans l’un de ces lieux où l’humain sombre tout à fait. La fiction m’a permis de traduire les impressions, le ressenti, les silences du taulard. Par ailleurs, je désirais également décrire des situations où le manque de communication, l’incompréhension, une maîtrise hésitante de l’outil linguistique empêchent ces femmes et ces hommes de comprendre leur vis-à-vis, la langue et la culture de l’autre.
ND : Peut-on dire que la langue est souvent le centre et l’objet de vos nouvelles ?
FS : Oui, bien sûr. Cela renvoie sans doute à mon propre rapport au français. Dyslexique, tenu pour un débile par les spécialistes, je n’ai dû mon salut qu’à la lutte de longue haleine, quotidienne, entreprise par deux femmes courageuses (ma mère et une institutrice). L’envers des lettres, publiée par Rue Saint Ambroise en 2019, rend compte de l’enfer vécu par un enfant dyslexique dans les années 1970. Il s’agit de ma seule nouvelle (en partie) autobiographique.
ND : Y a-t-il un point commun à tous vos personnages ?
FS : La plupart de mes personnages se débattent contre la classe sociale dominante et cela dans un contexte peu favorable. Elles/ils partent battus d’avance parce que la classe en question leur laisse peu d’options. Comment trouver une place, sa place, lorsque l’on débute avec si peu d’avantages dans la vie ? Dans La peine Katrina (publiée dans mot dit, une revue canadienne de création qui n’a pas franchi l’Atlantique) narrant l’effet de l’ouragan du point de vue d’un groupe de prisonniers que l’administration pénitentiaire a abandonnés, je voulais montrer ce qu’une telle catastrophe signifie pour celui qui vivote au pied de l’échelle.
ND : Ce n’est sans doute pas un hasard si beaucoup de vos personnages font l’expérience du monde à partir d’un lieu clos, où le corps se meut peu ou mal.
F.S. : Certes, la nouvelle requiert une unité de lieu, un recentrement spatial, propice à la tension, à l’instar de la tragédie d’ailleurs. Cependant, en l’occurrence, cette clôture renvoie à la nature de l’expérience du monde chez mes personnages. Dans La gare, le vieux Gitan s’est échappé d’une maison de retraite pour finir dans une gare abandonnée. Dans Ceci n’est pas un crime, la narratrice est clouée dans un lit d’hôpital et raconte les violences du monde colonial par le truchement de la langue du colonisateur. Les deux jeunes gens de Toi qui pâlissais au nom de Lucía Rios décrivent la guerre d’Espagne à partir d’un wagon de marchandises rempli de Républicains. L’amour impossible, la guerre civile, les tensions entre communistes et anarchistes sur quelques mètres carrés d’une humanité errant sur une voie de chemin de fer. À chaque fois, même si l’on se parle, on se comprend mal, on bute sur les mots comme sur les préjugés. Une part de mon projet littéraire tend à représenter nos problèmes de communication, à décrire des situations où, malgré un code commun, les personnages se méprennent sur le sens des énoncés, la signification des attitudes, des gestes, des non-dits. De ce point de vue, le paradigme serait Variation sur le vagabond, une nouvelle-palimpseste à partir du Vagabond de Maupassant, où les policiers n’entendent rien au parcours du personnage éponyme.
ND : Quelles autres caractéristiques de votre projet littéraire aimeriez-vous souligner ?
FS : Ledit projet littéraire se caractérise également par la volonté d’investir les genres populaires, ce que certains désignent comme paralittérature ou littérature de grande production. La science-fiction, le merveilleux, le fantastique permettent de travailler à divers niveaux : raconter une histoire stimulant l’imaginaire/l’imagination du récepteur, glisser une critique de notre monde en en décrivant d’autres, montrer des personnages communs dans des situations extraordinaires, observer leurs réactions, etc. Dans La Réfutation de Darwin, une femme professeur d’université française est confrontée à l’altérité dans un train portugais. Il lui semble assister à la transformation en singes d’une famille du cru. Personne d’autre dans le wagon ne remarque le phénomène. Enfermée (encore une fois !) dans ses préjugés de classe/de caste, elle ne parvient pas à interpréter celui-ci. La voiture de seconde classe (encore un lieu clos) devient alors le lieu où le fantastique retrouve la critique sociale. Le fantastique reste un genre d’actualité, un fantastique adapté à notre temps, à nos préoccupations, à nos peurs. Un genre permettant de sonder imaginaire et inconscient.
ND : Que diriez-vous à propos de vos récits (post)apocalyptiques ?
FS : Il en va de même avec ces récits. Ceux-ci mettent en branle un imaginaire tout autant qu’ils questionnent nos sociétés. Dans La nuit des mots vivants, une femme raconte une nuit durant ses souvenirs du Paris d’avant la chute ainsi que son expérience quotidienne dans une ville à l’abandon. Elle écrit dans un carnet, s’observe et observe les ruines, réfléchit à la signification de l’art lorsque la société n’existe plus. La nouvelle se confond avec quelques pages du journal de l’infortunée. Comme ailleurs dans mon travail, le personnage évoque le rôle essentiel du cinéma, de la littérature, de l’art pour garantir son (fragile) équilibre. Je signale au passage que les allusions aux auteurs et cinéastes ne sont pas gratuits. L’écriture m’est advenue par la lecture et la fréquentation des salles obscures. Je consomme du récit, de la BD, du roman, du film… à haute dose depuis mon enfance. À cause de la dyslexie, cela me fut comme un refuge, la fiction me paraissant plus réconfortante, plus compréhensible, que la réalité. Si je renvoie à des auteurs de nouvelles, de romans, à des films, il ne faut pas y voir l’étalage d’un savoir hétéroclite, mais l’origine de mon propre travail. En tant qu’auteur, nous venons bien de quelque part, nous nous ancrons dans les œuvres nous précédant.
ND. Qu’aimeriez-vous ajouter à propos de votre projet ?
FS : Comme vous l’aurez remarqué, je tends à la cohérence thématique, indépendamment du genre pratiqué. Un autre pan de mon projet, la critique et l’analyse littéraire, porte, entre autres, sur les littératures du Sud selon une perspective comparée et pluridisciplinaire. Je travaille sur les auteurs et les textes mettant en scène le trafic négrier, l’esclavage, le colonialisme. Étudier en profondeur cette littérature-là permet de mieux saisir ce que l’Europe a fait au monde pendant des siècles. Je retrouve là-bas des personnages proches des miens. Lecture, critique, fiction fonctionnent en boucle, se nourrissent constamment l’une de l’autre.
Le projet évoqué ici se poursuit de manière plus intense depuis deux ans puisque c’est à l’orée de l’année 2018 que j’ai franchi le pas rêvé depuis longtemps. Faire de l’écriture mon activité principale. Depuis lors, si je n’écris pas, je relis ce que j’ai écrit, si je ne relis pas mes textes, je lis ceux des autres. Je viens juste de soumettre des nouvelles, un roman policier et une novella de steampunk fantasy à divers éditeurs et peaufine un roman plus classique, Retour à la guerre. Dans celui-ci, un homme âgé revient sur son expérience de la Bataille des Ardennes en décembre 1944 par le biais d’un carnet de notes, suivant en cela la recommandation du médecin de famille. L’écriture devient une ressource, un moyen permettant de saisir le sens d’une vie déréglée par la violence.
ND : Et la nouvelle dans tout ça ?
FS : En ce qui la concerne, j’aimerais franchir le palier de la publication d’un recueil. Pour ma part, il s’agira d’un recueil homogène rassemblant les textes portant sur les pauvres types évoqués plus haut. J’avoue ne pas trop apprécier les recueils hétérogènes, fourre-tout. Par conséquent, j’ai composé le recueil de façon à constituer un monde, un imaginaire cohérent, chaque nouvelle entretenant un lien avec les autres (notamment par le biais des personnages, des lieux fermés).
ND : Merci, Fabrice Schurmans, vous nous avez mis l’eau à la bouche. La bibliographie ci-jointe permettra à tous ceux que votre parcours intéresse (nul doute qu’ils soient nombreux) de faire plus ample connaissance avec vous. Nouvelle Donne est fière de vous avoir invité et flattée que vous ayez accepté cette invitation.
Propos recueillis par Brigitte Niquet
Biblio Fabrice Schurmans (nouvelles)
« Un pousse-café frappé », Legs et Littérature. Littératures et francophonies, nº12, novembre, 2018, 261-267. Il s’agit d’une revue de critique et de fiction publiée en Haïti.
« L’effet Romy Schneider », Harfang, nº53, novembre, 2018, 91-98.
« L’homme qui regardait passer les drames », L’encrier renversé, nº 83, mars, 2019, 40-43.
« La faim du Prince », in Sortilège (recueil collectif). Paris : Grimoire du Faune, 2019, pp. 48-58.