RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Plein feu sur Corine Sylvia Congiu, artiste plasticienne illustratrice de Nouvelle Donne et membre du comité de lecture

(actualisé le ) par Anne-Élisabeth Desicy Friedland, Corine Sylvia Congiu

- Bonjour Corine Sylvia. Au sein de Nouvelle Donne, vous assumez donc deux rôles : celui de membre du comité de lecture et celui d’illustratrice. Comment les conciliez-vous ?

En qualité de lectrice, toutes les nouvelles me parviennent dans un premier temps, et je dois, comme mes camarades, donner un avis sur l’éventuelle publication de chacune. A cette occasion, ma posture est totalement celle de l’écrivain. Quand je vote pour une nouvelle c’est à cause de ses qualités littéraires, la façon de raconter une histoire courte par les mots, les phrases, leur agencement, leur syntaxe. Le pouvoir d’évocation par l’ingéniosité du langage, l’économie de moyens, l’humour, la bizarrerie, la poésie discrète qui procure l’émotion, l’audace, la singularité, la fantaisie, l’étrangeté, la cocasserie, la rareté, la fraîcheur, ou au contraire la dense pesanteur de la tragédie, sont autant d’ingrédients qui agitent mon sismographe intérieur tout au long de la lecture, et qui me feront espérer ardemment que la chute, cette fameuse chute, ne déçoive pas.
Au fil de la lecture sur mon écran, je surligne en couleur ces infimes parcelles de jouissance, ou à l’inverse les clichés, les lourdeurs, maladresses, et autres prestataires de désolation.
Il suffit parfois de trois taches de couleur dans ce texte en noir et blanc pour que se décide un oui ou un non : la sobriété et l’épure me sont toujours plus agréables que la surcharge décorative.

- Ah ! C’est intéressant : le peintre que vous êtes utilise donc déjà la couleur pour noter la qualité d’un texte ! Illustrez-vous les textes acceptés dans la foulée ?

Non. Il peut se passer un long temps avant que les nouvelles me reviennent à illustrer. Parfois nous avons sélectionné tant de nouvelles que nous sommes obligés de doubler le rythme de parution (…) et parfois c’est la disette, un flot de nouvelles refusées. Toujours est-il que je ne m’en souviens pas forcément quand elles m’arrivent pour la seconde phase.

- N’est-ce pas difficile de devoir parfois illustrer une nouvelle que vous n’aimez pas ?

Le fait d’apprécier ou non une nouvelle n’entre absolument pas en ligne de compte pour l’illustration. Il m’est arrivé de devoir illustrer une nouvelle que j’avais refusée, et d’y avoir pris beaucoup de plaisir. A l’inverse, je peux adorer une nouvelle et être bien embêtée pour l’illustrer. Pour Evasion, par exemple, comment illustrer une perte d’audition ?

Evasion
Je surligne les mots importants : ici, l’oreille droite, là, Saint Antoine de Padoue ; « acouphènes » peuvent encore être représentés par des ondes abstraites. J’écoute les trilles du diable de Giuseppe Tartini, le Caprice n°5 de Paganini, on ne sait jamais. Et puis paf ! je trouve une image de Saint Antoine dont le petit chérubin touche l’oreille, aubaine inattendue !

- Comment faites-vous pour trouver l’idée à la base de l’illustration ?

L’illustration ne doit absolument pas dévoiler la chute. Elle doit camper l’action, « ouvrir un monde » [1], mais laisser le lecteur dans l’expectative de son déroulement et de son dénouement.
Je commence par relire pour surligner les éléments clés de la nouvelle qui peuvent faire image. Ce peut être des personnages, des objets, un paysage, un intérieur…
Il me faut donc repartir d’un texte vierge de toute annotation antérieure.
Je poursuis souvent par une recherche internet sur les objets, par exemple un plâtre pour l’enfant de Le bras cassé, un Spiderman pour Frontières, toutes choses qui doivent comporter une certaine dose de réalisme et que je ne saurais pas faire « de tête » car, faut-il le préciser, je suis à la base un peintre abstrait, et reproduire un chariot de supermarché (Le cap), un vélo (Pente Côte) ou un cheval (Ailleurs) n’est pas vraiment ma pratique quotidienne.

Ailleurs

Les images trouvées sur internet peuvent aussi d’emblée être destinées à ne pas être dessinées (plan d’un arrondissement de Paris pour Pente Côte, tableau de Brueghel pour Rien à voir, vitrail de Saint Antoine de Padoue pour Evasion). Par contre Le cri de Munch, dans Tripalium, étant assez connu pour être reconnu (et plus facile à reproduire qu’un Brueghel, il va sans dire) j’ai préféré le redessiner plutôt que d’utiliser l’image d’origine, pour maintenir cette multiplicité de supports hétérogènes qui est peut-être le seul « style » commun à une majorité de mes illustrations.
Pour faire cette recherche, il me faut déjà donc une idée des deux-trois éléments les plus pertinents.
Je ne sais pas d’emblée si je vais les dessiner ou si je vais utiliser des photos. Je range ces images dans un dossier.

Tripalium

- Donc, à partir de quelques éléments clés de la nouvelle, vous accumulez tout un stock d’images. Et après ?

Je commence par faire des dessins au crayon, que je scanne. Puis je les exécute à l’encre, au porte-plume et au pinceau, par-dessus la première esquisse, que je scanne à nouveau. Il m’arrive de préférer la version au crayon.
Le(s) premier(s) croquis représente(nt) souvent le ou les personnages principaux dans une action et posture précise, et/ou un objet, des éléments de nature, un environnement…
Pour les éléments de nature qui constitueront le fond de l’image, je cherche dans ma collection de dessins abstraits à l’encre (dessin de forêt pour Le Roi des Aulnes) ou de photos personnelles : j’ai une énorme banque d’images, des centaines de dessins abstraits, des milliers de photographies prises pendant mes voyages. Il me faudrait une hypermnésie visuelle pour me souvenir que c’est en 2005 à San Francisco que j’ai pris par exemple une photographie de pluie à travers un pare-brise de voiture (Inondations), ou de bus, en 2018 en Afrique du Sud.

- Après le dessin, c’est donc encore un gros travail de recherche pour le fond de l’image ! N’est-ce pas un peu fastidieux ?

En fait, cette longue recherche chronophage est assez ludique, car elle me permet de revoir ces myriades de photos que l’on prend en voyage sans jamais plus les revoir. Elle est rassurante aussi car elle montre à quel point on s’implique dans l’acte photographique, au point que le souvenir vague, 15 ans plus tard, a tout de même imprégné le cerveau et guide la recherche.
J’utilise les calques de Photoshop pour superposer photos et dessins préexistants, parfois en changeant le cadrage, les couleurs, ou en les déformant.
(Ex : pour Les draps jaunes, j’ai utilisé un dessin publié dans le livre « Paris-Damas, Regards croisés », lors de l’exposition éponyme à l’Institut du Monde Arabe en 2008. )

Exposition Paris-Damas, Institut du Monde Arabe 2008
Les draps jaunes

Parfois je m’auto-cite, par fainéantise (ou, de façon plus prestigieuse, comme Rodin dans La Porte de l’enfer, qui s’est auto-plagié dans cette œuvre monumentale, en remoulant et assemblant des tas de petites œuvres préexistantes). C’est vrai, quoi, pourquoi ne pas se servir d’un travail déjà fait, en le transformant un peu par retouches de couleurs, de cadrages, d’effacements, si l’image s’avère pertinente ? Plaisir du recyclage !
J’ai utilisé par exemple la route de Circuit pour Inondations, le couple enlacé de Salaud de Vian pour Pente Côte, celui de Up dating pour Marge de manœuvre, la tablée de Repas Paradiso pour Les merveilles, le loup de Jarkko pour Ce-que-dit-Alysse.

Salaud de Vian

J’ai utilisé des photos de mes peintures pour Le peintre, Sharia Baudelaire, Le maître et la marionnette, des collages de papier faits maison dans Conte de fées, une photo d’écran de l’une de mes vidéos sur le thème du Taï Chi Chuan pour Tous les mêmes.

Le peintre
Capture de vidéo Taï Chi Chuan pour Tous les mêmes

- Vous faites donc feu de tout bois dans votre création ?

Une chose qui caractérise ma pratique de plasticienne, c’est d’être protéiforme. Le main stream - ma pratique officielle de la peinture et du dessin, celle par où ma production est reconnaissable (orthodoxement, si je puis me permettre cet horrible barbarisme) pour le « monde de l’art » (galeries, collectionneurs…) - est radicalement abstraite, dans une mouvance gestuelle et expressionniste. [2]
Mais je ne m’interdis rien des expérimentations qui peuvent me procurer du plaisir, jusqu’aux sculptures de chewing-gum ou la pâte à modeler d’Un éléphant dans le tram.

Un éléphant dans le tram
Dostoievskaïa

Même dans le strict champ du graphisme, mes dessins sont hétéroclites, je peux utiliser un style BD (24 h de trop) autant qu’un hyperréalisme photographique (Dostoievskaïa, ou le Rimbaud de Les génies). Si je me considérais comme illustratrice professionnelle, si le hasard de la vie m’avait dirigée vers la fonction d’illustratrice plutôt que celle de peintre, je veux dire si j’avais voulu faire carrière dans ce secteur, sans doute aurais-je déployé un style personnel dans le genre de Métro-miroir, du couple de Les caprices de Candie ou de Salaud de Vian, ces silhouettes très épurées au visage ovale et à l’encre sépia, qui ont ma préférence.
Dans mes illustrations bénévoles pour Nouvelle Donne, je ne me prive d’aucune manière, préférant l’humour d’un comics pour une nouvelle drôle, et l’hyperréalisme pour un sujet plus sérieux : je me plie à l’ambiance du texte.

- Merci, Corine Sylvia, d’avoir accepté de nous dévoiler vos secrets d’artiste ! Nous regarderons désormais vos illustrations d’un œil plus averti et encore plus admiratif !

Propos recueillis par Anne-Elisabeth Desicy Friedland

Notes

[1Jolie formule de Martin Heidegger - "Chemins qui ne mènent nulle part", Ed : Gallimard, 1962, p49, "L’origine de l’œuvre d’art"

[2Voir le site de Corine Sylvia Congiu https://www.congiu.fr/