Certains, on le verra, considèrent que la littérature ne peut exister sans la mise en danger de l’auteur. Quant à moi, jamais encore je n’avais envisagé que musarder chez les bouquinistes m’exposait au risque de l’addiction. Dues au hasard des rayons désordonnés, les trouvailles se conjuguent à la déculpabilisation de l’acte d’achat, en raison des prix aujourd’hui dérisoires pratiqués sur les livres d’occasion. Vous voilà vite devenu un accro. C’est ainsi que je suis tombé sur un recueil de nouvelles de Charles Gancel, qui m’a conduit vers un autre, puis encore un autre.
« Les Œufs » [1], recueil de neuf nouvelles, le premier de l’auteur, joue sur la mise en écho. Ainsi, « La Saillie » nous emmène dans un restaurant huppé, où un homme vénal fait le beau devant ceux qui l’achètent, avant de s’esquiver, regard fuyant et mine basse, son enveloppe dissimulée dans un journal. Il est à l’image de l’étalon fougueux, retour de la saillie, fourbu et l’œil éteint. Dans un jeu de miroir analogue, on voit dans « Réglé comme une horloge », le système intestinal d’un directeur de la logistique se mettre en parallèle avec le process industriel implacable qu’il contrôle avec ses algorithmes. Jusqu’au jour où une réunion le retient à l’heure fatidique… Revoici avec « Demi-cuit » le thème de la dépravation : un énarque fraîchement émoulu découvre en même temps que les plaisirs du demi-cuit, dont le régalent les publicitaires en mal de contrats juteux, tout le jeu du donnant-donnant. S’il veut accéder aux faveurs d’Anne, la trop charmante, il doit pousser le cabinet publicitaire qui l’emploie auprès du ministère de l’Agriculture. Mais là, son camarade de promotion conditionne ce service à un coup de main pour la mise sous tutelle de l’agence où il officie. Au bout du compte, il perd sur tous les tableaux et Gancel sait alors tellement nous faire sentir la gifle cuisante reçue par notre naïf énarque. Il réalise que non seulement sa manœuvre vient d’avorter, mais qu’elle l’a de plus éclaboussé. Ici, comme souvent, le talent de Gancel tient à ce qu’il nous fait découvrir d’en-dedans le monde feutré des puissants. Deux récits alternés composent « Crash », où le survivant d’une catastrophe aérienne agonise auprès de la dépouille de son collaborateur, en voie de putréfaction. Il découvre alors dans les carnets de celui-ci l’histoire de sa trahison déjà ancienne. À l’occasion, Gancel ne dédaigne pas titiller son lecteur avec des mots rares, si l’on admet que la synecdoque ou l’épanalepse ne figurent pas dans nos formules prioritaires du petit déjeuner. On prendra ces taquineries comme autant d’invitations à réviser nos bases.
« Scalpels » [2] ou dix regards sur la honte. « Et quelle a été votre plus grande honte ? » a demandé l’auteur autour de lui, avant de collecter les réponses pour en faire dix histoires, très maîtrisées, où, à chaque fois vous rougissez pour le personnage. Avec « Chouquette », un lycéen est égaré dans la famille aristocratique de sa belle, dont il ne maîtrise pas les codes. Puis, dans « Arrête ! », revenant d’une semaine éreintante, sous le feu roulant des piques fielleuses de sa femme, un jeune informaticien finit par la cogner. Deux losers punky rusent pour entrer dans une soirée de mannequins, dont ils ressortent couverts de vomissures (« Beaux »)… Certes, l’intrigue est parfois forcée (« God »), certaines chutes un peu rapides (« Boudbit’ »), mais quelle importance ? La précision des tableaux que nous tend l’auteur, au « scalpel » justement, emporte à chaque fois la conviction : nous marinons dans la sueur aigrelette de la gêne, dans ce recueil où l’unité de ton et la fabrique du récit sont en tous points remarquables.
Avec « L’Inaccessible » [3], nouvelle du recueil éponyme, le troisième, on tombe sous les coups d’un pilonnage métaphorique inattendu. « Sonné comme un pilote de mig en fin de ressource » ; « Il courait sur un lac gelé dont il savait la couche trop fine » ; « Elle a vécu en lui… comme la basse continue et sombre de sa musique intérieure ». Puis « Manhattan » nous fait déambuler dans la nuit newyorkaise des années 70, probablement sur les pas de la jeunesse de l’auteur. L’hallucination visuelle nous prend avec l’arrivée de l’ambulance auprès d’un motard accidenté : « On referme sur lui une couverture de survie qui semble prendre feu dans la lumière des phares ». Nous entrons ensuite dans un univers de toxicos, au milieu d’une décennie où psychédélique se confond avec LSD.
J’espère vous avoir donné l’envie de lire Charles Gancel. Mais ai-je répondu à la question essentielle : Qu’est-ce qui fait que la plume de cet auteur ne ressemble à aucune autre ? Qu’est-ce qui fait que sans cette singularité, ces nouvelles seraient aussi futiles que les entrechats d’un petit rat, pour reprendre la métaphore de Leiris [4]. Pour ce dernier, en effet, une œuvre est anodine s’il n’y a rien d’équivalent en elle à « ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule… l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ».
En première apparence, Gancel ne s’expose pas beaucoup dans ces histoires largement fictionnalisées. Ceci dit, à y regarder de plus près, dans certaines d’entre elles, « Manhattan » ou aussi « L’Inaccessible », on décèle des réminiscences autobiographiques. Mais après tout, point n’est besoin de se flageller toutes les deux pages, comme l’auteur de L’Âge d’homme pour prouver son engagement. Celui-ci se lit dans le démontage minutieux des mécanismes, tant de la terreur hiérarchique que de la corruption, qui règnent sur la scène sociale. « - Son chèque personnel, son dessous de table, si vous voulez. Croyez-vous que nous ayons gardé ce client grâce à vos qualités commerciales ? [5] »
Les tableaux que nous montre Gancel sont sans nul doute tirés de sa longue expérience de conseil pour le changement culturel dans les grands groupes. Voilà une place, privilégiée s’il en est, pour confesser un à un les acteurs du jeu social, et s’immerger dans les turpitudes de l’entreprise.
De multiples outils narratifs sont maniés, avec aisance, allant des effets de miroirs aux figures insolites et aux leimotivs, des récits entrecroisés jusqu’aux jeux avec le lecteur. Mais le texte doit d’abord sa solidité à la précision des peintures fondées sur l’expérience et la documentation.
Au bout du compte, le récit n’est finalement qu’un prétexte, pour faire passer quelque chose de plus profond, d’inconscient à inconscient diraient les psychanalystes, entre auteur et lecteur, via le medium du langage. C’est ce quelque chose d’ineffable, où passe tout l’engagement de l’auteur, avec les instruments qu’il a façonnés, qui autorise à qualifier un texte de littéraire.