Renaud Cerqueux, scénariste, vient de l’univers de la BD ; est-ce pour cela que ses textes sont si surprenants et comme dopés par son imaginaire ? À la fois ancrés dans l’actualité contemporaine et les bugs de la vie de tous les jours avec ses drames, petits ou grands, mais toujours plus ou moins empreints de folie ou d’absurde dans leur traitement, avec une tendance au dérapage pataphysique, phénomène qui s’accentue – ou s’aggrave ? – nettement lorsque l’on avance dans son recueil.
Enos (nom d’un singe utilisé comme cobaye par la NASA et envoyé dans l’espace, donc asservi et manipulé en tant que singe) est un épisode de la vie d’un homme banal, mal à l’aise dans le cadre de son travail ingrat (de cadre...) et dans son couple, à quoi s’ajoute une enfance marquée par un père absent dont il semble malgré lui suivre les traces. Bref, une vie sans joies et sans issue contée avec l’auto-ironie amère d’un narrateur bien conscient de sa propre situation, de ce qu’il a raté ou gâché et qu’il gâche encore, mais incapable de faire une croix sur le passé et de changer cela pour une autre vie. Prisonnier de sa propre réalité, enfermé dans sa vie, tout comme Enos dans sa fusée en somme, malgré cet étrange « ange gardien » qui l’accompagne… et qui lui montre peut-être une autre voie ? Un texte noir et réaliste, superbe et souvent cruel (la scène du jeune employé qu’il doit virer malgré le lien entre les deux hommes ou la scène de baise routinière dans une chambre d’hôtel, vite fait bien fait, sans joie ni perspectives). Réalisme que rend même plus attachante encore la présence de ce singe ou cet ange gardien fantôme tel un narrateur à deux faces, celui qui nous parle et celui qui fait impunément grimaces et gestes obscènes derrière son dos.
Tératocraties, superbe mise en scène de l’avenir difficile des sacrifiés de Fukushima (ceux qui ont éteint le feu nucléaire) est un peu plus distancié mais reste assez réaliste pour tenir en haleine le lecteur en recherche d’émotions authentiques. Dans un Japon meurtri, hanté par l’accident nucléaire encore récent de Fukushima, il met en scène la rencontre entre un homme égaré, l’un de ces nettoyeurs qui ont été envoyés éteindre le feu nucléaire au péril de leur vie, désormais dévoré par le mal invisible (radioactivité) et une « amie » d’un jour qui se révèlera au final être un peu plus. Le final est un peu mystérieux, tel un écho au mystère profond que recèlera toujours pour nous le nucléaire et ses effets insidieux.
C’est ensuite que tout bascule hormis le ton toujours réaliste, dans un God digger au titre crypté mettant en scène un étrange orang-outan (qui parle cette fois), et se comporte tel un Dieu tout puissant venu sur Terre. L’auteur semble avoir un faible pour mettre en scène les animaux. Pourquoi pas. Mais le renversement radical de point de vue du fameux postulat « l’homme descend du singe », ainsi que l’écho de La planète des singes de Pierre Boulle nous plongent dans une science-fiction aussi inattendue que déjantée. Le scénario devient alors à ce point délirant que l’on perd vite pied, malgré une introduction en forme de thriller d’aventures exotiques sur fond de jungle, qui vire très vite à une leçon sur l’existence voire sur l’origine de l’humanité, puis à une façon de faire de l’argent sur le dos des riches et des gogos. Tout cela semble un peu vain et tiré par les cheveux... ou par les poils ?
Et ça n’est encore rien car, après une autre entrée en matière tout aussi rationnelle, Le réveil des damnés nous fait entrer dans un univers à tiroirs de zombies improbables. Un texte peu convaincant sur fond de zombies à tous les étages et de recettes philosophiques assez vite agaçantes. De même, le texte final, Le prix de la magie, débute de façon on ne peut plus réaliste et sociale sur un tableau très sombre (fête de Noël sur fond de soucis d’argent et de tensions intrafamiliales), pour basculer très vite dans une explication très peu rationnelle à la présence et à l’organisation secrète d’un « gang » de pères Noël pour la distribution annuelle de cadeaux. Déjanté, avez-vous dit ? Ou cela reste-t-il logique malgré tout, pour qui a aussi œuvré dans la BD ? Chacun décidera.
L’auteur prend un malin plaisir à nous embarquer dans des univers noirs très vraisemblables qui cachent leur jeu et s’avèrent vite excessifs, hélas, par le décalage entre les attentes d’un lecteur rationnel et le délire absolu où il se voit entraîné. Si les deux premiers textes passent très bien la rampe grâce à un dosage subtil des éléments irrationnels ou fantastiques (voire SF, on ne sait plus très bien), la seconde partie du recueil nous entraîne bien trop loin de nos attentes pour suivre le fil de scénarios poussant le délire jusqu’à l’absurde, tel un torpillage organisé …de la réalité quotidienne – ce qui est peut-être le but visé par l’auteur, qui sait ? Dommage, car l’art pour dépeindre avec une belle ironie les situations et ambiances noires du quotidien et de la misère sociale laissait espérer d’autres perles aussi réussies et aussi profondes que les deux premiers textes d’un recueil que beaucoup jugeront inégal ou excessif.
« Peut mieux faire », penseront sans doute tous les partisans des scénarios rationnels ayant les deux pieds sur Terre, plutôt qu’un peu plus bas. Et on espère sincèrement que l’auteur le fera bientôt, plutôt que de nous laisser sur notre faim, parce qu’il en est capable et qu’il nous a montré là tout son potentiel. Ça tombe bien, car il nous annonce un roman.
Renaud Cerqueux – Un peu plus bas vers la terre - Le Dilettante (2016) – 224 pages – 17 €