Cette nouvelle pourrait être l’histoire d’une fuite, haletante, à travers les Alpes, entre l’Italie et la France. En 1902, une jeune Italienne laisse tout derrière elle, son pays, les siens, traversant à pied les montagnes, après avoir attendu longuement la fonte des neiges. Elle pourrait être aussi le récit d’un destin individuel représentatif de ces migrations économiques de l’Italie vers la France qui ont marqué le début du 20e siècle. Cette jeune femme fuit-elle pour les mêmes raisons que ces autres migrants italiens, qui tous sont partis à la recherche d’une vie meilleure, et dont elle a entendu les histoires aux veillées, quand elle était enfant ?
Or, c’est précisément dans le jeu avec ces horizons d’attente que se construit cette nouvelle.
Si la jeune femme fuit, seule, en se cachant de ses proches, c’est que rester parmi les siens n’est désormais plus possible. Le nœud narratif de L’émigrante ne se situe donc pas à proprement parler dans le récit de la fuite, ni même dans l’inscription de la petite histoire au sein de la grande Histoire. Non, le cœur de la nouvelle, c’est bien le motif qui pousse à fuir, qui ne se révélera qu’en toute fin de texte, et le drame personnel qui se révèle progressivement. L’auteure, plutôt que de nous entraîner dans un récit d’aventure, choisit de nous faire pénétrer avec finesse dans les méandres de la pensée du personnage, dans le surgissement de ses souvenirs. Et c’est tant mieux, car elle réussit là une belle nouvelle dont l’enjeu est avant tout psychologique.
La structure de L’émigrante est entièrement fondée sur le jeu des retours en arrière, des analepses : au fur et à mesure de la progression de la jeune femme, des bribes du passé remontent à sa mémoire. Elle pense à tous ceux du village qui sont déjà partis, cousins, voisins, connaissances… ; à ceux qui sont revenus, déçus. Elle pense à tous ceux qu’elle laisse derrière elle. À sa grand-mère, qu’elle a eu peine à quitter : cette grand-mère qui, sans un mot, semble lui donner son absolution pour ce projet de fuite. À son fiancé, qu’elle n’a pas vraiment choisi, que la famille lui a imposé, et qu’elle a eu du mal à fuir… À tout ce qu’elle a choisi de laisser derrière elle. À son cousin, aussi, pour qui elle a eu le béguin dans le temps, mais qu’elle n’a pas eu le droit d’épouser, en raison de sombres dissensions familiales. Ce cousin qui, un jour, est allé trop loin.
Cette histoire de fuite se mue au final en histoire de libération : cette jeune femme qui n’était plus à sa place dans son univers familier, qui a décidé de faire valser le poids des traditions et de la famille, décide de prendre enfin sa place, ailleurs, et de renaître à elle-même.
Marie-Claude Viano, L’émigrante Éditions L’Ourse brune, 2020