« Objets inanimés, avez‑vous donc une âme ? » s’interrogeait Lamartine, une question en forme de défi lancé aux prosateurs que la plume démangerait. Défi relevé ici, avec plus qu’une pointe d’ironie mordante, par Florence de la Guérivière, qui nous convoque sur un terrain de combat « inédit » : celui de la narratrice contre « les choses », combat perdu d’avance et inégal en nombre s’il en est, mais quotidien et de ce fait, toujours renouvelé.
Les choses, qu’une moins fine observatrice pourrait croire inertes, attendent leur heure en tapinois et n’ont qu’une idée en tête, nuire à qui ne les aime pas. Moins on est ordonné de nature et plus les objets qui nous cernent s’organisent de leur côté pour nous pourrir la vie ; de ce rapport inégal, voire inversement proportionnel, naît au mieux un statu quo inquiet, au pire une véritable guerre d’usure. Et tenter d’ignorer les choses ne sert à rien : elles se rappellent constamment à votre attention comme des enfants mal aimés, la parole en moins mais le pouvoir en plus, car elles s’arrangent pour vous devenir indispensables ; aucun affect là‑dedans, si ce n’est une relation de haine qui se tisse sournoisement, jour après jour, année après année.
Et plus la famille s’agrandit, plus les choses en profitent pour réquisitionner et mobiliser leurs forces de réserve à la rescousse : rasoir, mousse à raser, table à langer, etc., tous objets nouveaux auxquels il est impossible de claquer la porte au nez sous peine de grave crise familiale. Et on est vite mis devant le fait accompli, les choses se hiérarchisant d’elles‑mêmes, de la classe ouvrière (balai, serpillière) à la classe moyenne, en passant par les nouveaux riches (la cuisine à l’Américaine), jusqu’à l’élite qui investit les pièces d’agrément, et voilà notre protagoniste démunie devant une telle organisation, surtout qu’elle ne se sent pas femme d’intérieur ; elle suscite, en revanche, une empathie digne d’une Bridget Jones, tant elle est gaffeuse. Mais que quiconque n’a jamais fait exploser un four à gaz par inadvertance lui jette la première pierre… Même sa voiture « a des prétentions de femme d’affaires » avec sa sophistication multi‑écrans et digitalisée, ridiculisant la simple femme au foyer – entre‑temps devenu foyer de discorde – laquelle, de mutinerie en mutinerie, devient vite « LA femme à abattre ». Le véritable « mobbing » de l’environnement à son endroit, comme tout mobbing qui se respecte, commence insidieusement, par des moqueries : « femme d’affaires à ranger, d’affaires à laver, d’affaires à but non lucratif ! »
Et si ce n’était pour le soutien pas exactement désintéressé d’un stylo au tempérament très phallique, alléché par les pages blanches qu’il envisage de couvrir une à une, il se pourrait bien que les choses tournent fort mal. Mine de rien, une véritable descente aux enfers est à l’œuvre. L’enfer, c’est les choses.
On lit cette novella comme on contemplerait un champ de bataille pas si ordinaire que cela, dans lequel la description très réaliste de ce qui fait notre quotidien côtoie une fantaisie de tout instant : une véritable prouesse que cette alliance du détail minutieux finement observé et du pur fantastique, voire d’un surréalisme agrémenté d’une touche de « réalisme magique ». Le banal gagne en insolite tandis que l’auteur donne une âme aux choses et en contrepartie, met les êtres en danger de déshumanisation, réactualisant le mythe faustien sous un angle faussement naïf, pointant du doigt une menace redoutablement proche. Et c’est ainsi que, replaçant l’anecdote au centre pour la sublimer et en faisant de « l’anodin », dont on ne se méfie jamais assez, un sujet à part entière, cette histoire touche à l’universel.
Les choses, novella, Florence de la Guérivière, éditions In&Dits, 58 pages, 7 €