Une écriture d’une beauté insolite que ces courtes nouvelles de Jean-Pierre Rochat, qui sont autant de billets d’humeur d’où se dégage une puissante poésie liée à l’expérience de la nature vécue au plus près, de l’intérieur, dès l’enfance par l’auteur, à ce jour éleveur de chevaux dans le canton de Berne. Mais ce ne serait pas lui rendre justice que de le « cantonner » au domaine bucolique, car cet irréductible au style vigoureux regarde les objets, les événements, les animaux et les humains en face, par‑delà les apparences, sans complaisance, avec une acuité qui frappe droit au but. Il se fait ainsi voyant, au sens rimbaldien du terme.
Dès lors, les raccourcis d’écriture et les vraies fulgurances lui sont permis, avec la complicité émue du lecteur. La froidure, l’alternance des saisons ne font pas de cadeau, les alpages se méritent : l’écriture de Rochat nous fait toucher du doigt cette pratique assidue, à la fois amoureuse et sans illusions. Les illusions, en effet, il n’en a pas beaucoup sur les hommes, un peu plus, semble-t-il, sur les femmes, avec lesquelles il partage des étreintes fugaces, teintées de respect.
Mais pour goûter à la saveur de cette prose, rien de mieux qu’un extrait du texte final de La clé des champs, qui sonne comme un manifeste, post-scriptum tout à fait cohérent avec ce que l’auteur nous donne à lire dans son volume, et intitulé Vous êtes tellement normaux tous ! La parole d’encre lui revient donc en conclusion, sans quoi il serait impossible de rendre ici justice à sa désarmante verdeur :
« Il n’y a plus de vrais fous dans la littérature, tous se sont mis à écrire des romans, des récits, des nouvelles présélectionnables pour des prix littéraires, plus personne se fait péter le cylindre pour atteindre l’inaccessible étoile de la littérature qui scintille dans la nuit, chacun écrit son affaire standard, linéaire de A à Z, les digressions étant des verrues dans les paysages préfabriqués.
Peut‑être chez les poètes la folie est‑elle encore en vie. Mais c’est chiant la poésie, ça n’avance pas, on reste sous le même arbre et pourtant laisse‑toi aller la poésie aussi peut finir en pâmoison. Vous êtes tellement normaux tous ! j’essayais de leur vendre un peu de folie dans votre vie. Dans notre littérature supère sérieuse de gens sérieux, même si tu déconnes ça reste sérieux parce qu’on t’a pas entendu, on entend seulement ceux qui suivent le parcours linéaire. Toi tu disais non - moi je remonte le courant comme si je traversais le roman à l’envers, avec le mot fin à l’entrée où tu glisses sur un toboggan de mots qui te chauffe le cul à blanc. Ma lectrice, mon lecteur, je les invitais pour une promenade dans la forêt, mais c’était pas plat, c’était si accidenté fallait s’aider des mains, se tenir aux racines et s’agripper à des touffes d’herbes sèches ou d’épines sans pitié pour le piéton.
[…] Peut‑être je vais aussi corrompre mon héros, le guider fermement de A à Z sans toutes ces digressions pour boire un verre ou s’arrêter pour pêcher la truite en Amérique. »
Garde au frais tes digressions, Jean-Pierre, nous en redemandons, des détours en promenade avec toi, avec ou sans godillots !