Le charme que ce recueil exerce sur le lecteur est un peu à l’image de son titre. Une immobilité douce, bien installée à l’imparfait, dont on devine qu’elle prélude à un événement inattendu. Le patronyme de l’auteur, les noms des personnages et des lieux égrenés tout au long des nouvelles -Peep Laanepuu, Toomas, Kärstna, Soontaga, Pärnu…- contribuent eux aussi à créer un étrange sentiment d’exotisme et de familiarité tout à la fois. Nous sommes ailleurs et malgré tout chez nous. Nous faisons partie de ces habitants tranquilles qui récoltent leurs pommes de terre, de ces enfants habitués à chevaucher la lourde chaîne dorée qui traverse leur village « à la vitesse d’un homme qui marche lentement », de ces gens « qui, dans la vie courante, sont le plus souvent des employés des postes, des pompiers […], des infirmières ou des électriciens... ». Mais, comme eux, nous allons être interpellés au plus profond de notre être par des phénomènes, des intrusions, des métamorphoses, et parfois, sans même avoir le temps de nous interroger sur le sens de ce qui arrive ou sur le sens que nous donnons à un quotidien trop souvent répétitif. Soudain, un nouvel arrivant qui ne fait rien d’autre que manger et arroser ses champignons occupe une petite maison verte à trois fenêtres et bouleverse l’ordre établi, un « matin d’avril ensoleillé » apparaît l’homme aux mains duquel la mystérieuse chaîne dorée est attachée, un soir, le narrateur de La fille qui avait déjà tout vu fait l’acquisition dans une boutique de vêtements d’occasion d’un béret bleu nuit doté de pouvoirs magiques. Plus loin dans le recueil, nous verrons bondir un gros renard roux du creux d’un chêne habité par un troubadour revenu d’entre les morts, nous assisterons à la naissance de Taaniel Kuuskemaa, un enfant « différent de tous les autres » parce qu’il a « des yeux de chien battu » qui, grâce à un transit intestinal hors norme, développera la capacité de transformer son mal de vivre en pièces de monnaie anciennes.
On le voit, la nouvelle rejoint le conte, le conte frôle le fantastique, le symbolique côtoie l’organique et le réalisme nous invite à méditer autour de peurs nichées et dénichées au fond de mythes archaïques.
Ce serait faire injustice au talent de l’auteur que d’oublier la légèreté pleine d’humanité, l’humour élégant, saupoudrant tous les éléments qui font de ce recueil une merveilleuse découverte.
C’est ainsi qu’avec Mehis Heinsaar, on peut être accueilli dans « la confrérie des petits plaisirs » de l’existence tout en ayant conscience « des équations claires-obscures de l’être et du sentiment de l’infinité de l’univers. »
L’Homme qui ne faisait rien, Mehis Heinsaar, huit nouvelles traduites de l’estonien par Antoine Chalvin Éditions Passage(s), collection « Projectiles/Domaine nordique », 9 €