Dix nouvelles et dix, non, vingt voix distinctes, disant de l’intérieur l’effarement, le courage et la lâcheté, les séquelles d’Hiroshima, de la Grande Guerre, du despotisme, de la chasse aux sorcières…Un réel qui défie l’entendement, parce qu’il n’y a rien à expliquer, les hommes étant ce qu’ils sont et la vie refusant de se laisser mettre en bouteille. Aux mots génériques et réducteurs, Marie Frering préfère le mot juste et bien placé, le détail tangible et incongru qui suggère l’inattendu, le feu couvant sous la glace, un quotidien qui échappe : Axel Lheutre a « l’impression pénible de vivre la queue d’un songe dont il [avait] oublié le rachis ». La parole est rendue à l’individu qui en fait ce qu’il veut, revêtant l’apparence de l’énigmatique photographe FZ, errante dans les rues de Prague, puis de Vitaly Berman, le traducteur juif de Dostoïevski s’interrogeant sur l’antisémitisme de son auteur, enfin de Thaddée le mourant, rongé par la culpabilité d’avoir « brûlé Pouchkine » et que les soins dérangent car il s’applique à vivre plusieurs existences dans ses derniers jours, à condenser son pouvoir d’exister. Akaki Akakievitch, agonisant de froid dans la rue, insuffle une vie nouvelle à la fable de Gogol, Le Manteau. Quant à Gozo et Yoshida, hibakushas rejetés par leur communauté, ils deviennent des corps mutants dérangeants, car pensant la radioactivité par le petit bout de la lorgnette.
Si l’on est parfois dérouté, on s’attache à cette déroute et c’est bien là la fascination qu’exerce ce recueil intense, essentiel au sens propre du terme, où chaque être, libre d’énoncer sa vérité et loin des faux semblants, creuse un sas de sécurité ou, c’est selon, son propre linceul.
Marie Frering, quant à elle, est une vraie plume.
L’heure du poltron, Marie Frering, éditions Lunatique, 154 pages, 14 €