« Hôtel Casanova » d’Annie Ernaux La transparence et le voile tiré

par Dominique Perrut

Par hasard, à la fin du millénaire, la narratrice tombe sur une lettre « avec des taches de sperme ». Resurgit tout aussitôt chez elle une passion oubliée, quinze ans plus tôt, dans l’hôtel Casanova, qui donne son nom à ce « texte bref », premier de ce recueil éponyme [1]. Non avares, on le voit, de précisions physiologiques, les rencontres avec cet amant, purement charnelles, alternent avec l’évocation douloureuse de la maladie qui emporte sa mère. C’est dans ce balancement que le texte trouve son intensité.

Agréable et stimulant, ce petit livre, dont les écrits s’échelonnent sur deux décennies, allant de 1984 à 2006, nous fait ensuite retrouver les derniers moments de la mère avec « Retours », puis « Visite », avant d’entrer dans un registre plus social.

« Images, questions d’URSS » et « Leipzig, passage », deux courts journaux de voyage, nous introduisent en effet dans le crépuscule du bloc communiste. Précise et distanciée, l’écriture s’attache à esquiver le piège du conditionnement idéologique, qui oriente le regard d’une sympathisante : on cherche « les signes visibles du bonheur ou du malheur d’être soviétique ».

Pour traquer les faits, tantôt intimes, tantôt sociaux, l’écriture de l’auteure, qui se fonde sur « des milliers de notes [2] », prend une allure sèche, méticuleuse, clinique. Elle joue parfois de l’ellipse, souci d’efficacité ou recherche de « l’effet journal », dont parle Barthes : « en sortant, pensée cependant qu’ici… » La phrase refuse le joli, la mise en scène. Ici ou là, ce qui n’est pas fréquent dans les pages d’Annie Ernaux, l’émotion est formulée, dans des confidences ponctuelles, qui restent pourtant détachées, par exemple sur un conflit familial à l’âge de quinze ans.

Avec « L’homme de la poste, à C. », on croise une de ces vies minuscules auxquelles on ne prête pas attention, lors de nos trajets quotidiens. Le récit débusque les indices ténus de la lente dégringolade sociale d’un homme encore jeune, qui se tient en permanence à l’entrée de la poste, ouvrant la porte aux usagers, pour une hypothétique aumône.

Et puis, dans cet ensemble, deux textes, qui peuvent paraître hors registre, jettent une lumière crue sur le projet d’écriture d’Annie Ernaux. L’un, « Cesare Pavese », courte chronique sur l’auteur italien, dit la force de réalité que produisent ses récits. Ceci tient à l’« Effet d’une écriture transparente, qui ne s’exhibe pas comme écriture, mais tend à faire seulement voir ou sentir, à… ‘présenter sans décrire’. Cette écriture qui montre, sans analyser ni juger, donne exactement la sensation que donnent les choses au moment où on les vit, avant qu’elles soient interprétées par l’intelligence et la mémoire. » Difficile de ne pas voir ici un credo de l’auteure.

L’autre, « Le Chagrin », est un hommage à Pierre Bourdieu à l’annonce de son décès. Elle y évoque le « choc ontologique » qu’a produit pour elle la lecture de ses ouvrages où « le refoulé social » fait irruption. Bourdieu montre « des individus tels qu’ils sont inscrits dans le monde social ». En déchirant le voile des apparences, il restitue les rapports de domination. Cet enjeu central de l’œuvre du sociologue, Annie Ernaux le reprend en charge dans son écriture.

Pavese et l’écriture transparente, Bourdieu tirant le voile des apparences, ce sont, il me semble, deux bornes témoins du projet d’Annie Ernaux, préparé pendant « plus de vingt ans 1 », et qui prend corps, notamment, dans Les Années.

Voici, au total, un mélange de « textes brefs », somme toute assez hétérogènes, nouvelles autobiographiques, journaux de voyage, scènes de la vie sociale, oraison funèbre, chroniques de lectures. Ces morceaux, comme des jalons, ou des miroirs promenés au long du chemin d’une création en train de se réaliser, testant tour à tour différents registres. L’assemblage surprend de prime abord, mais on lit avec beaucoup d’agrément ce petit recueil qui fournit, en peu de pages, les clés de l’œuvre d’Annie Ernaux, singulière dans son inlassable quête d’un réel dépouillé de tout artifice, où la transparence de l’écriture, qui ne « s’exhibe pas » comme telle, vise à restituer la vie dans son immédiateté, sa densité. Tâche opiniâtre, infiniment modeste… ou, tout compte fait, peut-être prométhéenne…

Notes

[1« Hôtel Casanova, d’abord publié en 2011, puis republié en 2020 chez Gallimard, folio 2€.

[2Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, coll Folio, 2008, p. 249.