Un homme se souvient.
Au hasard d’une sieste, une rêverie lancinante l’emporte dans la chambre 812 d’une résidence universitaire où il vécut plus de vingt-cinq ans auparavant.
Il retrouve les lignes manuscrites de son journal de l’époque, et c’est alors un dialogue entre le présent et le passé, l’écriture de la jeunesse dans sa trace corporelle tout infuse d’inflexions, et celle de la maturité, à l’ordinateur.
En consonnance, un troisième interlocuteur s’intercale, Louise Narbo, (l’autrice de Coupe sombre Yellow now Ed.), dans le velours de magnifiques images tout en ombres et lumières, clairs-obscurs d’un noir et blanc somptueux.
Ce sont donc trois modes visuels qui se relaient en résonances, réverbérations, dans ce retour nostalgique vers un passé fantôme. Louise Narbo les a elle-même mis en page, faisant parfois se chevaucher ses propres clichés avec ceux des textes calligraphiés à la main, scotchés sur les pages comme ils auraient été affichés sur le mur d’une chambre.
« Près de la place Denfert-Rochereau, cette année-là, j’occupais la chambre huit cent douze, dans les étages supérieurs d’une résidence universitaire. Cette pièce, je l’ai revue il y a quelques jours pendant la sieste. Un quart de siècle est maintenant passé, mais cette image me revient depuis, tous les soirs en m’endormant.
Pourquoi ma rêverie est-elle entraînée vers ce lieu, précisément, et non vers mon logement, à Port-Royal, l’année d’avant, au numéro deux cent cinq, je crois ? N’importe, je me laisse simplement emporter par le fil des souvenirs, où se mêlent douceur et regrets. Dans cette chambre, je tenais un journal, dont je retrouve aujourd’hui un passage. »
S’endormir, oublier. Trouble chaleur des réminiscences. Finies les caresses. Ce froid qui prend toute l’âme. Rêve d’une épaule, mensonges de l’étreinte. Je te griffe et toi aussi tu me griffes. Sursis contre le quotidien.
Les tourments, frissons, fièvre, ivresses, larmes, main crochue au ventre, cafard et sursauts, étreintes et morsures, griffures, sourires et sarcasmes, amertume et murmures, désolation et susurrements, chuchotements et souffles, de l’écriture calligraphiée alternent au fil des pages avec celle, plus froide et clinique, d’un présent qui ne sait plus retrouver le lyrisme poétique et sensuel, tout en chair et en parfums, senteurs mêlées, en clartés hivernales, poudroiements, brumes rouges, esquives, abîmes et démons, éblouissements… du temps de la passion : La description minutieuse de la chambre, de l’emploi du temps d’un jeune étudiant où le prosaïsme d’une lessive de chaussettes côtoie l’achat de livres d’occasion ou le maigre diner de biscuits secs.
Ici on parle d’âme, là de digicode.
La sûre lisibilité de l’écriture d’imprimerie relaie la fragilité de la graphie à la main, qui joue involontairement à se faire déchiffrer, deviner, attendre, lire à travers les lignes à fleur de peau de l’émotion.
« Je ne trouve plus le tremblé fragile, émouvant, de mon évocation première. Je me tiens à la porte, et j’embrasse d’un regard toute la pièce, du lavabo à la fenêtre, et toute cette portion de ma vie tient en cet instant. Comme je voudrais revoir cet endroit ! »
Quant aux sublimes photographies de Louise Narbo, ce sont clichés d’extérieurs ou d’intérieurs, de passages de l’un à l’autre, escaliers, paliers, fenêtres, rideaux, chaise, balcon, cave, toits, façades d’immeubles, chantier sur le trottoir.
L’être vivant s’absente des natures mortes, s’évoque en métonymies : chaussures ou linge étendu sur le bacon, fumée de cigarette, ceinture en cuir, tasse et cafetière sur une plaque chauffante de cuisine, fils électriques et chaussons sur la moquette, draps froissés, matelas abandonnés dans la rue, camion sans propriétaire.
D’ailleurs ne dit-on pas Still life, en anglais.
Et ce regard par la fenêtre qui rêve les nuées de la nuit en visage de lune ou oiseaux fantastiques.
Chambre 812, de Dominique Perrut et de Louise Narbo , Arnaud Bizalion Éditeur