Bernard Quiriny est bien connu des fans de nouvelles. Dans Vies conjugales, son dernier recueil, il aborde sur un mode intimiste et souvent avec ironie, dérision voire autodérision, des histoires entre fait-divers de la vie courante (ou presque), et scénarios plus grotesques au bord de l’absurde ou du fantastique horrifique comme dans « Martial et Jasmine ». Il aborde parfois aussi le registre de la science-fiction, comme dans l’apocalyptique et émouvant « Deux contes sur la mort ». Avec ses univers toujours un peu détraqués, ou parfois juste décalés, tel « Le club des sédentaires » il moque gentiment, avec une ironie légère, ceux qui, par pure phobie, refusent le voyage et l’éloignement, mais cherchent ici à se dépasser dans une étrange compétition aux enjeux et au langage calqués sur ceux de grandes épreuves et courses en solitaire : marathon, ultratrail. Bernard Quiriny s’inspire aussi assez largement d’anecdotes (vécues ?) touchant à l’univers impitoyable de l’édition, ses manies et ses guerres intestines, comme dans la collection de vignettes intitulée « Avant-propos, dédicaces et remerciements », dans le corrosif « Roman d’une préface » croquant les rivalités entre auteurs et leurs préfaciers, ou dans « Contraintes ». Plus largement, le monde artistique est lui aussi abordé par l’absurde ou l’étrange/horrifique, dans « L’exposition », digne d’Edgar Allan Poe ou Stephen King, étrange et sombre allégorie évoquant l’influence de l’art pictural sur la réalité du monde, car on sait tous que « l’art imite la vie »... ou serait-ce l’inverse ?
A l’image du « Vendeur de cartes anciennes », l’une des constantes de l’auteur, qui fait tout son charme, est ce style, cette ambiance et ces scénarios délicieusement surannés à la tonalité sépia et comme hors du temps, c’est-à-dire intemporels, qui auraient pu être écrits à n’importe quelle période de notre siècle ou plutôt du précédent, très peu focalisés sur nos préoccupations et nos travers par trop contemporains, préférant s’attacher aux qualités et défauts, bref, aux constantes humaines fondamentales qui guident ses scénarios, à l’instar de contes philosophiques à valeur universelle. « Passe-passe », par exemple, est un petit bijou allégorique sur la manipulation par le discours, quand « Bonnes gens de Rouvières » épingle bouche-à-oreille et rumeurs toxiques au sein d’un village, brocardant la réputation ou la moralité d’une personne. Peut-être « Usus fructus » est-il un peu plus contemporain dans sa preuve par l’absurde, bien que l’on perçoive, dans ce récit de la méprise drolatique d’un couple de touristes naïf inconscient des coutumes en vigueur dans le paradis exotique qu’ils visitent, un clin d’œil malin aux « Tristes tropiques » de Claude Levi-Strauss, et autres bévues du touriste occidental en villégiature lointaine ?
On regrettera parfois des chutes peu élaborées, mal ficelées ou, disons, « abandonnées à leur sort » car trop brutales, laissant en plan, en attente de surprise plus explicite et maline, le lecteur fan de textes à chute. « J » ou « Vies conjugales », par exemple, peuvent laisser perplexes. Ce qui soulèvera à nouveau le débat sur la notion de texte à chute (ou pas), versus l’ambiance et le soin apportés à la peinture d’une tranche de vie et à la création d’une ambiance, un art en lequel Bernard Quiriny est sans doute insurpassable.
Bernard Quiriny / Vies conjugales Éditions Rivages, avril 2019, 220 pages, 18,50 €