S’agit-il d’un roman choral ou d’un recueil de nouvelles ? Peu importe en réalité, mais la structure éclatée (y compris dans sa temporalité) de ce roman hybride peut l’assimiler à un recueil, chaque chapitre mettant en scène un personnage différent, si l’on excepte Hattie, la mère, fil rouge et personnage central à la fois, le véritable pivot de cette saga familiale.
A travers l’histoire d’une famille de couleur au cœur du vingtième siècle – la mère mais aussi ses onze enfants, échelonnés dans le temps car d’âge très différencié et que l’on suit un à un (deux, à l’occasion), c’est toute l’histoire des Noirs américains, ou presque, qui se voit contée, par un bref épisode de la vie souvent mouvementée de chacun des membres de la fratrie et de leurs rapports à leur mère, figure tutélaire veillant sur eux à sa façon, à distance le cas échéant.
Hattie est pauvre, à cause de son mari August, un homme distrait, poète et dilettante et sans doute paresseux, peu doué pour le travail, en tout cas, et donc, pour rapporter de l’argent au foyer et nourrir sa progéniture. Hattie a donc fait un mauvais choix, et commencé aussi son existence de mère, à seize ans, par un drame terrible : ses deux jumeaux de quelques mois mourront dans ses bras, faute de soins appropriés (un drame de la misère, face auquel elle ne peut rien faire) et elle ne pourra léguer à la tribu de ses douze enfants que son énergie et son amour de mère très imparfait et sans doute un peu fruste et brutal, guère plus.
Des enfants très différents l’un de l’autre, d’où ce statut de nouvelle presque autonome que l’on peut attribuer à chacune de ces séquences s’étalant de 1925 jusqu’à 1980. En personne ou en arrière-plan, Hattie y sera toujours présente, dans la mémoire d’un de ses fils ou filles, ou ne serait-ce qu’au téléphone, dans le cas de Floyd, son fils trompettiste bisexuel en quête d’amour : un fils rejeté et qui n’a plus que la voix de sa mère à laquelle se rattacher dans son errance. Pour Hattie prévaudra durant toute son existence le drame de la pauvreté (auquel s’ajoute parfois révolte ou désespoir) : l’absence d’argent dans le foyer, voire de nourriture, venant empoisonner jusqu’aux restes d’amour entre Hattie et August. Cette misère mènera par exemple à sa séparation poignante avec sa fille encore bébé (chapitre Ella, 1954). Ella qu’Hattie doit se résoudre, la mort dans l’âme, à confier à sa sœur Pearl qui a bien mieux réussi sa vie, quant à elle, côté finances, mais qui rêve jusqu’à l’obsession d’un enfant à élever, faute d’avoir pu en avoir un à elle.
La discrimination est bien entendu évoquée, même si ça n’est souvent qu’en toile de fond et comme en retrait, du fait que la plupart des protagonistes sont noirs, à savoir les membres de cette famille, leur entourage et jusqu’à la quasi totalité des gens qui les entourent, comme dans un cercle fermé. Il n’empêche ; en quelques apparitions marquantes, le racisme éclate parfois sans préavis, comme lors de la scène du concert de Floyd ou, plus choquant, dans cette « aire de repos pour Noirs » que Pearl et son mari ont négligée, se retrouvant aussitôt menacés, presque agressés, du seul fait de s’être arrêtés sans le savoir dans une autre, au statut non spécifié (qui leur serait donc interdite ?), pour y pique-niquer en toute innocence.
Quant à Hattie, sa dignité et son orgueil la font souffrir et tenir à la fois, refuser l’aide de ses enfants. Mais aussi leur apparaître trop dure et « mère indigne », sévère ou froide, sa seule carapace pour résister aux coups de boutoir de la malchance ou aux erreurs, à l’indignité et aux malheurs de ses enfants, qui rejaillissent forcément sur elle-même et ce bien plus encore lorsqu’ils auront grandi et que, devenus adultes, ils devraient couper le cordon avec elle, ce qui est loin d’être le cas. C’est donc, même à travers les épisodes dont Hattie est absente (tel l’épisode avec Franklin au Vietnam, en 1969) un récit de l’amour maladroit d’une mère pour sa progéniture trop nombreuse – et trop exigeante aussi – pour qu’elle parvienne à partager et distribuer simplement son amour, son temps et ses devoirs de mère envers chacun d’eux. La vie et ses vicissitudes l’en empêcheront, tout simplement.
Par le moyen de la nouvelle, ou presque, Ayana Mathis réussit, dans ce « premier roman » (on conserve ici la formule de l’éditeur en quatrième) le tour de force de mettre en scène toutes les facettes de la vie des Noirs aux USA, durant ce siècle qui engendra sur ce plan tant de bouleversements. On trouvera peut-être que certains récits outrepassent cette seule intention (si tel était vraiment le cas), par leur valeur plus universelle, dépassant la seule condition des Noirs américains pour raconter un épisode d’une vie d’homme ou de femme en proie aux ennuis et aux tourments de la vie, tout simplement. Et on trouvera aussi que les frères et sœurs semblent bien peu solidaires entre eux, ne se croisant jamais dans ce qui nous est montré de leur existence, comme si ils et elles étaient tous étrangers l’un à l’autre, bien qu’ayant vécu leur enfance sous le même toit. Peu importe, car tous ces récits offrent la même densité en charge émotionnelle, dépassant donc le sujet ou le seul prétexte familial.
Malgré ce cloisonnement entre ses acteurs, voulu par l’auteur, ce récit reste une émouvante saga familiale sur deux générations, où domine la figure magnifique d’Hattie, toujours digne dans son malheur. Et ce bien que ses enfants, par leur surnombre et leur surcharge, l’aient « dévorée vivante », s’écriera-t-elle à un moment plus sombre, à bout de forces, d’amour et de ce que mérite de posséder tout être humain : un peu de chance dans cette vie terrestre. Cette chance, elle-même en a très peu bénéficié, jusqu’au bout de sa propre existence car celle-ci, hormis l’épisode de sa fuite d’un soir avec un amant inconséquent, ne fut qu’un sacrifice permanent à ses enfants successifs. Jusqu’au dernier chapitre qui, plus qu’une lueur d’espoir pour une paix retrouvée auprès de Sala représentant la génération suivante, la troisième, nous laisse entrevoir un autre combat à mener et de la force à trouver en elle pour se battre, encore et toujours, malgré son âge et ses regrets. Quitte à paraître dure et injuste à nouveau, bien qu’indispensable, comme elle l’a toujours été aux yeux de sa propre famille.
En réalité, à travers le personnage de Hattie, si attachant malgré ses défauts, ce livre est la preuve par le récit et la fiction que les humains sont tous imparfaits, par leurs actes, leurs pensées, et jusqu’à leurs espoirs déçus. Le tout est qu’ils en prennent conscience et qu’ils l’admettent, ce qui sera le cas pour Hattie, rendant son histoire profondément humaine.
Ayana Mathis – Les douze tribus d’Hattie (2014, Gallmeister)