Quand j’ai appris qu’Albin Michel publiait des nouvelles de Daphné du Maurier, écrites quand celle-ci n’avait qu’une vingtaine d’années et pour la plupart inédites, mon sang de nouvelliste n’a fait qu’un tour 1. J’ignorais jusque-là que cet auteur était passée par la case « nouvelles » avant d’écrire ses grands romans, dont son chef-d’œuvre, Rebecca, universellement connu.
Treize récits brefs donc, à savourer comme des bonbons (empoisonnés, bien sûr). Quelques exemples :
Vent d’Est (une de mes préférées) se passe sur une île oubliée du monde, battue par les vents, « comme recrachée des profondeurs de l’Atlantique dans un moment de grande agitation ». Ses habitants, « étrangers au désir et ignorant la détresse » y mènent des vies recluses et ternes, « exemptes de grandes émotions et de grands chagrins », jusqu’à ce que l’arrivée d’un brick, drossé sur leurs côtes par la tempête, vienne tout bouleverser et semer dans cet univers paisible la folie et la mort.
La Poupée, texte éponyme, flirte avec le fantastique et met en scène une nommée… Rebecca (déjà !), une inquiétante femme fatale aux mœurs mystérieuses, sadique, vampirique, incapable d’aimer sans détruire l’objet de son amour qu’elle laisse exsangue, inapte à vivre, tandis qu’elle prodigue ses faveurs à … une poupée.
Notre Père nous raconte l’histoire d’un pasteur, si content de lui (« berger des âmes, sauveur de l’humanité »), qu’après avoir provoqué le suicide d’une de ses ouailles et l’avoir aussitôt oublié, il monte en chaire et se lance dans une débauche d’éloquence sans précédent, grisé par « la beauté de sa propre voix », aux « riches et profondes inflexions ». Et « la foule immense des fidèles écoutait sa voix, avide de la consolation qu’il leur apporterait »…
Plusieurs nouvelles : Des Tempéraments contraires, Frustration, Le chagrin n’a qu’un temps, Week-end, Et ses lettres se firent plus sèches, … très différentes des précédentes, nous donnent une vision à la fois désespérante et drôle du couple et du mariage. Certaines sont terribles, avec une grande économie de moyens.
Piccadilly est un petit chef-d’œuvre d’humour.
Et je vous laisse découvrir La sangsue, la fille qui ne veut que du bien aux autres, fût-ce malgré eux, et ne comprend pas pourquoi tous finissent par la rejeter ou s’enfuir à toutes jambes.
Une inspiration éclectique, donc, servie par une belle écriture, tantôt limpide, tantôt complexe ou poétique : tout le futur talent de l’écrivain se trouve en gestation dans ce livre et l’on a peine à croire qu’un auteur si jeune ait pu maîtriser à ce point l’art de la narration. Corneille avait raison : « …aux âmes bien nées La valeur n’attend pas le nombre des années ».
La Poupée, Daphné du Maurier, Albin Michel (2013), 250 p., 18,50 €