Arnaud Cathrine – J’entends des regards que vous croyez muets – Gallimard 2019

par BN

Ce diable d’Arnaud Cathrine a plus d’un tour dans son sac. Vedette de notre n°33 en 2004, il a depuis mûri, vieilli même sans doute, mais n’a rien perdu de sa singularité – ni de son talent. Il a même réussi à nous piéger avec ces textes courts annoncés comme si c’étaient des nouvelles et qui n’en sont pas du tout. Alors, quand on est chroniqueur sur un site exclusivement réservé à la nouvelle et qu’on a ce livre inclassable entre les mains, que fait-on ? On ne va pas le passer sous silence, quand même ? Non, bien sûr, d’autant qu’il est aussi réussi qu’original, que le lire est un plaisir délicat et le chroniquer un régal pour gourmets.
De quoi s’agit-il ? Des vies imaginaires que l’auteur prête à ses voisins de bistrot, de métro, de plage… Comme il le dit lui-même, « je passe mon temps à voler des gens ». Ils sont 65 à être ainsi « croqués » à leur insu, sans qu’on sache jamais si c’est l’acuité de son regard et les quelques bribes de conversations entendues qui ont permis à l’auteur son larcin ou s’il ne s’agit que d’une affabulation sans fondement autre que les apparences, parfois aussitôt démentie par une « chute » imprévue, comme une claque que la « vraie vie » assénerait brutalement aux rêveurs impénitents. Mais peu importe. Ce qui compte, c’est que derrière les portraits que Cathrine brosse ainsi à l’emporte-pièce s’en profile un autre, le sien, qu’il ne serait pas bien difficile de reconstituer tant il met de lui-même dans ce qu’il imagine des autres. C’est un jeu auquel on peut s’amuser quand on a fini de lire J’entends des regards… (où, par exemple, l’auteur fait sienne cette question de Barthes à la résonance universelle : Pourquoi durer serait-il mieux que brûler ?), et en se souvenant aussi de ses autres livres et de ce que révélait déjà un recueil comme Pas exactement l’amour . Arnaud Cathrine est un auteur talentueux (ce n’est plus à démontrer) mais c’est aussi certainement, comme on dit, « une belle personne » à qui le format de ce livre convient idéalement, davantage encore peut-être que la nouvelle proprement dite ou le roman.