Alain Emery traite de fait-divers souvent dramatiques : destins, secrets fatals, récits sombres aux frontières du noir ou du polar, où une vie se brise ou s’éteint. Il écrit sur le mode de la confidence intime au lecteur qui doit reconstituer le contexte, les ellipses et l’univers global d’un récit cerné par touches minimales, dans lequel on entre de plain-pied, sans introduction ni préparation. Autant de comptes rendus circonstanciés et précis dans leurs détails mais souvent ardus sur le fond et leur trame, à cause d’un fil conducteur ténu ; des textes brefs, dans lesquels on a parfois du mal à s’immerger, car chacun demande au lecteur l’effort de comprendre seul (voire à la seconde lecture) ce qui s’est produit au-delà des mots, de combler les manques et les non-dits.
Scénarios et style plongent souvent dans le passé (ruralité ou terroir, souvent exotiques ou ancrés au sud) ou l’Histoire : Première ou Seconde Guerre Mondiale, avec leurs épisodes sombres, leurs secrets et leurs drames intimes ou parfois des époques moins précises, non datées mais exhumées d’un siècle passé, le vingtième, sur un mode allégorique qui peut déconcerter. Le style, riche et brillant jusqu’à l’excès, est en adéquation avec ses sujets mais de ce fait, pas toujours avec la psychologie des personnages car, avant même le narrateur, d’un texte à l’autre, on y décèle un auteur épris de la langue et sans compromis avec elle, doté d’une habileté redoutable à se couler dans un style « d’époque » (à savoir, le siècle passé). Par exemple dans ce fait-divers révoltant mais très crédible, hélas, le superbe Lettres mortes recréant et s’appropriant sur le mode épistolaire toute l’ambiance des années noires de la Grande Guerre (celle de 14), avec ses injustices et ses ignominies sous le manteau.
Dans la nouvelle éponyme, Divines antilopes (au titre crypté), la révélation finale, à savoir le rôle du narrateur, est instillée à petites touches dont il faut deviner le sens, laissant monter l’attente jusqu’au bord de la frustration, car on ne saura jamais vraiment qui est Lou – sans doute une actrice, une star déchue ? Une chance que, comme tous les autres, le texte bref ne prolonge pas l’attente outre mesure.
Chinook, plus limpide et aisé d’accès, en même temps que virtuose et impitoyable dans ce portrait d’artiste, évoque le statut assumé de l’écrivain « arrivé », bouffi d’orgueil à propos de lui-même et de sa supériorité présumée sur le reste du monde, qui s’imagine au-dessus de la mêlée du vulgum pecus de ses lecteurs. Mais il va peu à peu déchanter quant à leur regard supposé, toutes ses illusions sur lui-même démolies en quelques phrases cinglantes par une (fausse ?) admiratrice très impertinente.
Barnum, qui introduit le recueil, reste un peu plus hermétique. Quelque chose de grave s’est produit, avec mort(s) à la clef... Qui, quoi, et pourquoi ? Mystère, dont son narrateur semble vouloir préserver une part... et l’on risque de rester un peu en dehors. A contrario, le texte Amigos, qui clôture le recueil, est celui d’une amitié solaire, sombre et lumineuse à la fois, entre deux hommes et qui, pour être scellée, n’a besoin ni de mots ni de service rendu ni même de salamalecs ou de poignée de main. Gratuite donc, mais dans le sens le plus noble du terme ; désintéressée, dit-on, ou offerte.
Alain Emery offre une puissance d’évocation et de dramatisation hors normes, parfois au-delà du strict nécessaire à son scénario, mais avec un sens aigu de la mise en scène, de l’appel à « tourner les pages » (en version française dans le texte !). S’y ajoute l’art de nous faire aborder territoires étranges et univers décalés, détraqués, déjantés ou allégoriques, même s’ils rendent parfois l’immersion ardue. Et de même, le style peut s’avérer excessif, non pas dans l’absolu, mais parce que au-delà parfois de celui attribué au narrateur. Par exemple dans ce Chants des ruines au style grandiloquent, se rapprochant de celui d’un Rivage des Syrtes ou d’un Désert des Tartares. Superbe, donc, et parfaitement maîtrisé ; mais reste à voir s’il est si cohérent avec la psychologie ou la maturité supposées de son jeune héros.
Ce recueil noir sans concession, pas même pour le lecteur, peut sembler ardu par manque d’informations, et exigera souvent une attention absolue au moindre détail éclairant ces scénarios singuliers, au bord de l’étrange ou à la limite (basse...) de l’imaginaire. Un recueil comparable par certains aspects à celui de Bernard Comment, chroniqué dans nos colonnes. Mais une fois franchi ce cap, la finesse de la psychologie de ses personnages, la profondeur dramatique et la langue richement ciselée d’Alain Emery sont un vrai plaisir de lecture… qui se mérite. Et qui, comme un bon vin, demandera d’être lu ou siroté par étapes, afin de se donner tout le délai nécessaire à apprécier la saveur, la musique et le « climat » si particuliers de chaque texte – pour ne pas dire leur « longueur en bouche », se prolongeant tel un écho bien après leur lecture, comme c’est le cas pour la poésie (un genre que l’auteur a aussi abordé, selon sa biographie).
A noter une couverture en accord tonal avec le titre du recueil (on y verra la robe discrète d’une antilope ou la savane qu’elle appelle) mais terne, pour ne pas dire peu attirante et, qui plus est, brumeuse ou granuleuse et comme dé-focalisée. Dommage, un tel recueil méritait un plus bel étendard pour se distinguer et se faire mieux voir du futur lecteur.
Alain Emery– Divines antilopes (2009, La Tour d’Oysel)
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