Les meilleures nouvelles de Virginia Woolf, recueil publié par les éditions rue Saint Ambroise, rassemble dix‑huit nouvelles dans des traductions inédites, tâche partagée entre sept traducteurs. Les textes étant classés par ordre chronologique, on y voit particulièrement bien se dessiner l’éveil, puis l’évolution au fil du temps du fameux « flux de conscience » qui va devenir la marque de l’écrivain.
Bernardo Toro présente sa collection des « meilleures nouvelles » d’auteurs du XXe siècle retraduits, choisis selon une orientation tchekhovienne, et Florence Didier-Lambert signe une Préface éclairant la chronologie de l’écriture de Virginia Woolf, touchée par l’énigme de la guerre : un rébus, avec ses discontinuités signifiantes, à résoudre par les mots.
À la fin du recueil, la parole est donnée, événement rarissime, à chaque traducteur, qui commente en finesse et en détail les nouvelles qu’il a traduites, annexe très appréciable permettant au lecteur de mieux entrer dans l’univers woolfien.
Mrs Dalloway à Bond Street, traduite par Pascal Bataillard, en est l’une des plus célèbres, car elle préfigure le roman Mrs Dalloway, dont elle est une ébauche, mais une ébauche très aboutie. On a l’impression que Virginia Woolf y affermit sa voix, qu’elle a également trouvé la voie qu’elle cherchait en jouant sur les entrelacs de l’art du contrepoint, notamment entre les paroles de divers interlocuteurs et l’intériorité de Mrs Dalloway, avec les pensées multiples, décousues, qui l’assaillent en réponse au monde extérieur. Stimulé par l’agitation de la rue, son esprit est émaillé par le ressac d’anciens souvenirs tandis qu’elle feint, à l’issue de sa promenade dans le fracas londonien, d’être totalement présente à une situation sociale exigeante, celle de l’achat de gants blancs français à boutons de perle.
Dans l’incipit du roman ultérieur, qui s’annonce, comme ici, in medias res, les premières lignes sont tout à fait similaires à la nouvelle, à part qu’il s’agira pour Mrs Dalloway d’acheter non des gants, mais des fleurs en vue d’une soirée.
La dernière page de cette nouvelle nous offre deux exemples de l’intéressant contraste entre la pensée muette et la parole prononcée :
« C’est fou comme cela s’entend dans la voix quand les gens attendent, se dit Clarissa, tout naturellement des autres
— C’est un poil trop juste, dit‑elle
qu’ils obéissent. »
La ponctuation est mise en suspens, la réflexion que se fait tout bas Mrs Dalloway est entrecoupée par la parole qu’elle adresse à la vendeuse et qui devient une incise presque négligeable, voire dérangeante. Une intrusion. C’est la pensée qui prime, la réalité intérieure disant sa vérité alors que la situation sociale exige de sauver les apparences en jouant le rôle de la femme mondaine. Le style de Virginia Woolf, d’une modernité dénuée d’académisme, évoque ici les audaces de Gertrude Stein et de James Joyce.
La fin de cette nouvelle appuie, davantage encore, sur le contraste entre le monde extérieur, la violence de la rue et la parole prononcée dans le refuge de la boutique de modiste :
« Une violente explosion retentit au dehors. Les vendeuses se baissèrent derrière les comptoirs. Mais Clarissa, assise très droite, sourit à l’autre dame.
— Miss Anstruther, s’écria‑t‑elle. »
Nous ne saurons pas ce qu’était cette explosion. Peu importe. Ce qui compte, nous dit le texte, c’est que Mrs Dalloway ait finalement réussi à mettre un nom sur le visage de la dame entrée dans la boutique et qu’elle essayait en vain de situer dans sa mémoire. La réalité immédiate, pourtant menaçante, passe au second plan tandis que l’héroïne ne lâche pas une seconde le fil de sa pensée.
C’est là la force de Virginia Woolf, qui place le lecteur dans un contexte en apparence anodin, pour mieux le déstabiliser.