Dans ses vêtements négligés, le docteur Parcival, qui n’a pas de patients, délivre, au milieu de propos confus, un message au jeune Georges Willard : « Chaque individu au monde est le Christ et… tous sont crucifiés. » Il le charge d’une mission, écrire le livre qui dira cela. Dès cette première nouvelle, « Le Philosophe », on est saisi par l’atmosphère d’Anderson, l’oppression nous gagne à la vue des petites gens qui errent dans la bourgade de Winesburg, chacun emmuré dans sa solitude, comme Elizabeth Willard, la mère de Georges (« La Mère »), ruminant dans son hôtel décrépit ses rêves calcinés.
La monotonie des jours, pour ces existences rétrécies, est pourtant traversée par un instant décisif. Fuyant une insupportable solitude, Alice s’accouple sous la pluie avec un vieil homme quasi-sourd qui titube en rentrant chez lui (« Aventure »). Parti secouer le joug familial, Ray rentre défait au bercail (« Le Mensonge non proféré »). En définitive, la seule issue se trouve dans la fuite : chargé d’une « délégation d’écriture » par ceux qui restent, Georges Willard finit par quitter Winesburg. Il suit en cela les brisées de Sherwood Anderson, s’échappant de la petite ville de Clyde à vingt ans, en 1897, pour rejoindre à Chicago un groupe d’écrivains « en révolte contre le village » [1].
Les dix premières nouvelles du recueil sont tirées de « Winesburg Ohio » (1919), chef-d’œuvre de l’auteur. Ce livre hybride [2], entre roman et recueil de textes courts, campe les histoires entrelacées d’une grappe de personnages, au sein de la bourgade imaginaire de Winesburg. C’est l’irruption dans la prose nordaméricaine du courant moderniste, marqué par le déplacement de la focale de l’intrigue vers le drame intérieur des personnages, véritable matière du livre. L’auteur de « Winesburg » entraîne à sa suite nombre de romanciers américains fameux, Faulkner, Hemingway et bien d’autres. Mais si l’ouvrage a figuré dans les manuels scolaires outre-Atlantique, il reste à ce jour très peu connu en France.
On se réjouit donc de l’initiative des Éditions Rue Saint-Ambroise qui nous proposent aujourd’hui un vaste panorama composé de vingt-six nouvelles de cet auteur (1876-1941), dans sa collection « Les meilleures nouvelles » qui comporte déjà cinq titres de grands nouvellistes. Aux histoires tirées de « Winesburg Ohio », s’ajoutent ici douze autres nouvelles publiées entre 1920 et 1939 et quatre à titre posthume. Ces textes, parfois inédits, nous montrent un homme marié (« Madame l’épouse »), qui confie à un ami sa violente attirance pour une autre femme. Avec « L’Autre femme » nous retrouvons ce sujet bien délicat pour un auteur qui a connu quatre mariages, et ces échanges font souffler dans ces pages le vent du grand large. Puis, nous voyons un homme prendre un train dans une impulsion (« Dans une ville inconnue ») pour quitter la grise routine des jours. Il gagne une ville qu’il ne connaît pas, y dort une nuit, et là s’éveille pour découvrir le monde avec des yeux neufs, dans le calme et la fraîcheur. Nous sommes enfin sortis du cloaque de Winesburg !
Le langage parlé, parfois rugueux, l’écriture sans apprêts, qui ne craint ni les répétitions ni les retours en arrière pourront surprendre le lecteur francophone. Ceci correspond au choix assumé des traducteurs, cherchant à épouser au plus près le texte d’origine, s’inscrivant en cela dans la tendance dite de l’école allemande de traduction (ou approche des « sourcistes » dans le jargon). Ce courant s’oppose à celui de l’école française (celle des « ciblistes ») qui au contraire tire le texte vers sa langue de destination.
Aboutissement d’un travail d’équipe dirigé par Bernardo Toro, réunissant cinq traducteurs (Isabelle Barat, Nathalie Barrié, Pierre Bondil, Jean-Paul Deshayes et Johanne Le Ray) ainsi que Claire Bruyère, spécialiste de l’auteur, cet important volume est complété par un jeu de notices, parfois très détaillées. Établies par les traducteurs ainsi que par Claire Bruyère et Nemo Furvent, ces notes montrent la genèse de chaque texte et en dégagent les thèmes majeurs.
Sans doute pourrait-on suggérer ici de compléter le prochain ouvrage de cette précieuse collection par une biographie de l’auteur afin d’éclairer, outre les grands événements de sa vie, la façon dont s’inscrit le travail du nouvelliste dans l’ensemble de l’œuvre.
Un dernier mot peut-être : la plus crue, la plus âpre de ces histoires, restera sans nul doute pour moi celle de « Mort dans les bois ». Un jeune narrateur, encore enfant, fait une soudaine irruption dans le récit pour assister, avec les notables du village, à la découverte d’un corps féminin inanimé et dénudé, mince et blanc, virginal, au milieu de la neige. C’est celui d’une femme ignorée de tous, morte de froid et d’épuisement au milieu des bois, tandis que ses chiens dansent autour d’elle une folle sarabande à la poursuite des lapins. Jamais l’enfant n’a oublié ce corps blanc, dans la neige. Devenu adulte, il lui a fallu mener l’enquête pour raconter cette histoire, qui me suivra encore longtemps…
Saluons sans réserve ce recueil qui forme un livre de référence précieux en langue française sur un auteur déterminant de la prose nord-américaine, encore largement méconnu dans notre pays.