Pour fuir sa panique des coups de grisou (ou « antimoine »), un mineur sicilien s’enrôle dans l’armée de Mussolini, dont des détachements viennent appuyer la rébellion fasciste de Franco, à la fin des années trente. Voilà ce que raconte Leonardo Sciascia dans « L’Antimoine », une longue nouvelle publiée en 1960 [1]. Ce mineur raconte lui-même le conflit et nous plonge avec de saisissantes visions dans la guerre civile d’Espagne, du côté nationaliste, assez peu connu. On voit le crucifix accompagner les pires exécutions ; les paysans espagnols pencher naturellement du côté républicain ; les anarchistes adopter un comportement suicidaire et donc imprévisible. Pendant l’hiver, la souffrance infligée par le gel finit par déformer toute perception chez les hommes. Lors d’une fête de Noël dans une grange glacée, chacun des combattants est confronté à sa propre image dans le regard à moitié fou de ses compagnons, barbus et frigorifiés.
Même cultivé, un mineur des années 1930 ne pouvait à l’évidence maîtriser un tel récit, très élaboré, avec des retours en arrière sur sa propre vie, des aperçus d’ensemble sur la situation espagnole. Sous une allure parlée, les phrases ciselées traduisent finement les observations. Le procédé, admettons-le, transforme ce mineur en un Georges Orwell, qui racontait la même guerre depuis le camp opposé [2]. Le mineur sicilien serait-il doté des mêmes outils narratifs ?
En un mot, le récit n’est pas crédible. Mais le paradoxe réside en ceci : en tant que lecteur, nous marchons quand même dans cette histoire, tout en sachant qu’elle n’est pas plausible. Pourquoi alors acceptons-nous l’invraisemblable ? D’abord parce que la narration est bonne : on entre de plain-pied dans l’histoire personnelle de ce mineur transplanté dans une guerre qu’il subit. Son franc-parler et son bon sens nous touchent. Il y a là un vécu qui ne trompe pas. Issu d’une famille d’employé des mines du soufre, l’auteur a en effet recueilli des témoignages des mineurs de son village de l’Agrigente, engagés eux aussi avec les Franquistes. L’expérience relatée nous fait entrer dans un monde peu visité du camp fasciste. Un tel point de vue permet une critique efficace, car provenant de l’intérieur. Les images sont originales et pourraient être celles de ce mineur-narrateur particulier. Ainsi, comme lecteurs, nous gagnons à cette duperie. Nous nous faisons complices de l’auteur et, pour en tirer profit, feignons de croire possible ce récit qui ne peut l’être. Nous entrons dans un comme si et nous y adhérons parce que nous en tirons avantage. C’est le paradoxe de la narration, qui n’est pas sans analogie avec Le paradoxe du comédien de Diderot, selon qui c’est la technique de l’acteur, et non ses sentiments, qui nous ouvre l’accès aux émotions [3].
Le même procédé, et partant le même paradoxe, se retrouve dans les romans où le narrateur est un enfant. Dans son best-seller, de 1960 aussi, To Kill a Mocking Bird, (« Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur »), Harper Lee fait raconter, par une petite fille de neuf ans, la tension raciale dans une petite ville du Sud des États-Unis. Nous restons ici dans le domaine de la fiction assumée. Cependant, même dans un récit autobiographique, posé comme vrai, la question de la vraisemblance se pose : n’est-ce pas une fiction que de faire parler celui que j’étais, il y a bien des années ? Ce « je » là est entre-temps devenu un autre, a fortiori si je tente de faire parler l’enfant que j’étais, jadis. Dans un autre domaine, qui nous fait revenir à la Guerre civile espagnole, la fameuse photo de Robert Capa, montrant la mort d’un Républicain au combat, longtemps tenue pour réelle et prise dans le feu de la bataille, est aujourd’hui considérée comme une reconstitution.
Ainsi, le paradoxe de la narration recouvre les frontières des genres. Tout récit repose en définitive sur la convention d’un narrateur fictif proposé par l’auteur au lecteur. Ce dernier accepte ou non de suivre le jeu, avec ou sans naïveté, et sa force d’adhésion est fonction des bénéfices qu’il en retire.