En un souffle - Nouvelles allemandes - Daniel Argelès

par Dominique Perrut

Dans Retour à Berlin-Est, l’une des cinq « Nouvelles allemandes » du recueil En un souffle [1], Jean revient dans cette ville, avec son épouse, Isabelle, et Mary Lou, leur amie américaine. Nous sommes au début des années 2010 et tous trois regardent une exposition retraçant le Festival de la jeunesse de 1973 organisé par le régime communiste d’alors. Des tableaux de ce même festival, auquel il a participé adolescent, s’imposent à la mémoire de Jean ; des scènes aussi de sa colonie de vacances, organisée dans le cadre des échanges entre les partis communistes occidentaux et le grand frère soviétique : ses escapades avec son complice, Bruno, pour se gaver de glaces et de saucisses ; la boum à laquelle il rencontre Michelle. Des événements ultérieurs sont évoqués, la rencontre de Jean et Isabelle et, dans cette même ville, le mariage prochain de leur fille.

Le récit nous plonge ainsi dans des temporalités distantes parfois de quarante ans. Ces confrontations d’époques lointaines, dans lesquelles on devine un fort contenu autobiographique, sont vécues douloureusement par Jean. Ces réminiscences s’avèrent en effet incommunicables, tandis qu’il se trouve immergé dans les souvenirs d’une culture communiste envahissante, quand les municipalités rouges organisaient des échanges dans les pays de l’Est soviétique et qu’il en arrivait à voir en Honecker un substitut de son propre père. Ce temps irrémédiablement révolu, il doit le garder pour lui seul.

La mise en scène des fossés temporels est une entreprise difficile. Cela requiert bien sûr des références d’époque, mais aussi, pour mobiliser l’imaginaire du lecteur, des ruptures dans l’écriture du récit. Ici, malgré quelques surcharges dans les situations ou les notations, l’exercice est mené de façon très convaincante. En particulier quand Jean visite les anciennes prisons de la sinistre Stasi, la police politique du régime communiste. On le voit, saisi par l’odeur de la colle à bois qui imprègne la pièce, la même que celle qui flottait dans le pavillon de banlieue de ses parents. Cette odeur traverse le temps plus sûrement que « les cataclysmes, les traités, les dirigeants ». Marcel Proust n’aurait probablement pas désavoué cette assertion.

Le récit À un fil joue aussi sur le thème de la plongée dans le passé, en se livrant à une audacieuse composition qui nous fait habiter l’esprit de Theodor Adorno dans ses derniers instants. Frappé d’une crise cardiaque qui lui est fatale, en août 1969, lors d’un transport en téléphérique dans les Alpes suisses, des images successives de son existence le traversent, depuis son enfance jusqu’à des événements tout proches.

Philosophe, sociologue et musicologue, Adorno est l’un des pères de l’École de Francfort. Celle-ci a été le creuset de la Théorie critique, portée également par les autres penseurs de la contestation freudo-marxiste des années 1960 : Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Wilhem Reich, Erich Fromm, puis Jürgen Habermas. Cependant, en 1969, la révolte étudiante se retourne contre les théoriciens, accusés de se cantonner dans l’abstraction. En pleine attaque, dans le téléphérique, Adorno revoit le procès au cours duquel il a été amené, lui, le chantre de la protestation, à témoigner contre ses meilleurs étudiants, après leur occupation de l’université, en janvier 1969. Puis resurgissent des étudiantes montées sur l’estrade où il professe pour exhiber leurs seins nus dans une danse provocatrice, le poussant à s’enfuir. Dans son délire, les pétales de fleurs lancés en dérision par les jeunes femmes se mêlent à ceux de la Fête-Dieu de son enfance. Les rêveries disparates du professeur, aux prises avec son semi-coma, au rythme du balancement du téléphérique, le va-et-vient du passé au présent, tout cela est remarquablement conduit.

Dans Les Odeurs de ma vie, nouveau défi narratif, on découvre peu à peu le passé allemand, gardé secret, d’un américain. Celui-ci a dû accepter la destitution de sa citoyenneté de la RDA pour émigrer aux Etats-Unis. La révélation progressive de son identité à sa maîtresse, très prenante, est maîtrisée de bout en bout, dans des récits alternés. Le récit se fonde notamment sur les écrits de trois auteurs de la RDA communiste, exilés à Berlin-Ouest dans les années 1980 [2].

Ce recueil, En un souffle, réunit donc cinq « Nouvelles allemandes », comme l’indique le sous-titre [3]. Cette unité dans le sujet se conjugue avec un thème commun, celui des soubresauts historiques du pays, saisis dans des mémoires personnelles, confrontées à des temporalités distantes amèrement indicibles.

En refermant ce recueil, riche d’une grande diversité tant dans les compositions que les écritures, où l’auteur, universitaire et traducteur, mobilise des sources solides, on ne peut éviter de poser la question : à quand le prochain recueil, Daniel Argelès ?

Notes

[1Daniel Argelès, « En un souffle, Nouvelles allemandes », Ed. Triartis, mars 2024, 121 p., 15 €. Dans ce recueil, L’Anniversaire a été précédemment mis en ligne sur le site de la revue Rue Saint-Ambroise. La dernière nouvelle du recueil, au titre éponyme, a été également publiée en 2018 dans un numéro spécial de la revue Rue Saint-Ambroise, en 2018.

[2Le jeu de notes en fin de volume est très utile pour bien saisir des situations qui, autrement, pourraient échapper en partie au lecteur.

[3Le lecteur non germanophone pourra regretter que les nombreuses citations en allemand ne soient pas toutes traduites.