Mon profil gauche est maudit. Une tache de vin me défigure.
J’appartiens à la race des dieux. Je peux voir le passé et l’avenir.
Les infirmières me dévisagent avec un mélange de pitié et de crainte qui me déplaît.
Je détourne la tête. Ma chambre donne sur le parc. Parfois un papillon se pose sur le rebord et je redessine du regard ses taches. Il ne faut pas le contempler de près, mais de loin. La poussière déposée sur ses ailes évoque une calligraphie mystérieuse qui m’apaise.
L’autre jour, une folle a voulu me donner un masque de cire pour cacher ma face.
Beaucoup de médecins ont rêvé de m’opérer et de refaire un visage lisse.
Mais l’autre ne veut pas. Il dit que nous avons été élus, que nous sommes le bien et le mal, inextricablement mêlés.
Quand il sent ma colère, il se rétracte et je sens sa sueur couler vers ma narine droite.
J’ai envie d’aller me promener. Rester dans cette chambre m’étouffe.
Je ne veux pas sortir avec lui, ou alors dissimulé par un foulard.
Il crève de jalousie parce que je suis le préféré des nymphettes en mal de sensations fortes, des anorexiques aux yeux noyés.
Janus - Fabienne Leloup
Le double, la monstruosité, l’enfermement, la difficulté de vivre avec ou de lutter contre « l’autre » - cet adversaire qui sommeille au creux de nos êtres -, voilà l’axe éternel autour duquel Fabienne Leloup a bâti sa nouvelle avec une économie de mots dont la sobriété sert la force du sujet.