Des bottines en cuir rouge et à talons hauts.

lundi 1er juillet 2024 par Bernard Barbarroux

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

Quand je suis rentré du boulot, Jenna n’était pas à la maison, il y avait juste un mot sur la table de la cuisine. « Avec Cassie, nous sommes parties nous changer les idées, t’as du gratin de macaroni dans le four et des pains de maïs sur la table de la cuisine, y sont dans l’assiette sous le torchon, bises mon nounours. » J’ai pris deux bières dans le frigo, j’ai descendu la première illico et je suis sorti sur la terrasse avec la seconde. Il restait un bout de jour, on pouvait encore apercevoir la cime des grands arbres qui font face à la maison. Un vieux soleil orange disparaissait dans l’ouest lointain. Avec Jenna, on habite une grande baraque à la sortie de la ville. On l’a achetée en viager à un client du garage, un Français, enfin un cajun nommé Robillard. Ici, on les appelle les Français à cause de leur drôle d’accent et de leur nom de famille, mais il n’est pas français, le gus. C’est un vrai Américain. Il passe tous les mois pour prendre son argent, bon pied, bon œil. C’est drôle quand même d’attendre qu’un type passe l’arme à gauche pour récupérer sa maison, même si c’est le deal. Je n’aime pas trop ça et en plus, il est sympa Robillard. Jenna dit que je m’attache trop, mais c’est la première à lui proposer de boire un coup ou de rester manger avec nous. Malgré l’heure tardive, la chaleur était toujours là. J’avais bossé tard au garage, le travail s’accumulait. La voiture de Lansky était désossée, j’attendais les pièces de rechange depuis une semaine. Joseph Meyer m’avait appelé plusieurs fois dans l’après-midi, il voulait récupérer son pick-up et j’avais refusé des bricoles que les gars ne voulaient plus faire eux-mêmes. Chaque fois, il fallait leur expliquer le topo et je perdais du temps. À une époque pas si lointaine, tout le monde mettait les mains dans le cambouis. Aujourd’hui, serrés dans leur costard-cravate comme des danseurs de tango, la plupart ne savaient même pas ouvrir un capot de voiture. Mais, c’est le Dodge qui m’avait pris le plus de temps. Le gars avait débarqué la veille. Il avait cassé la rotule et la biellette de direction en tapant sur une souche d’arbre. J’avais envoyé Stanley et le petit pour qu’ils le remorquent jusqu’au garage. Il m’avait promis un paquet de dollars si je le réparais dans les vingt-quatre heures. Je me suis fait livrer en express toutes les pièces, on a bossé dessus une grosse partie de la journée. J’ai pu lui rendre la voiture dans l’après-midi. Un sacré engin, avec un V8 de 6,2 litres, une des voitures les plus puissantes du monde. Le prix du bolide devait égaler celui du garage ou presque. Au loin, dans le crépuscule, des oies des neiges volaient en formation. Elles allaient faire une halte près du petit lac. Demain matin, si je me levais aux aurores, je pourrais en débusquer une, Jenna adore les cuisiner. Elle en avait fait rôtir une pour Noël, avec des pommes et des raisins. Elle disait que ça lui rappelait son enfance, du côté de Sonoma Valley. Son paternel avait des vignes, près de Santa Rosa. Un joli coin. On est allé y faire un tour après le mariage. La ferme était toujours là, mais son père et sa mère reposaient dans un petit cimetière à l’écart de la ville. Avec Jenna, on ne peut pas dire qu’on soit de grands voyageurs, mais on a bien bougé à cette époque. À mon retour de l’armée, j’avais embauché dans une usine qui fabriquait des pales d’hélices pour hélicoptères. J’avais aussi aménagé un vieux van Chevrolet de 1976. Je le bricolais déjà avant de la connaitre. J’y passais mes week-ends. J’avais comme une envie de grands espaces, en revanche, je n’avais pas fixé de date de départ précise. À l’école, je ne comprenais pas grand-chose aux baratins des profs, mais j’ai toujours été doué pour piloter tout ce qui roule. J’adore la mécanique et ouvrir un capot, pour moi, c’est un peu comme ouvrir un paquet-cadeau, pour un gamin, un soir de Noël. On ne m’a jamais appris, je sais toujours ce qu’il faut faire, c’est comme un instinct. J’avais reculassé le moteur du van, il fallait voir les reprises qu’il avait à ce moment-là. J’avais aussi refait l’intérieur avec un petit espace douche, des plaques de cuisson au gaz et un mini-frigo, remplacé les deux sièges avant par une banquette, qui se rabattait et devenait un excellent lit. Il y avait un large coffre sous le plancher dans lequel j’avais calé une réserve d’eau. Côté conducteur, j’ai trafiqué une planque, je pouvais cacher mon herbe, même un chien des stups n’aurait pas pu la renifler. J’avais aussi prévu un espace pour un colt 45, faut voyager prudent, le pays est grand. La couleur du van n’était pas terrible, un vert pâle meurtri par les années, mais bon, je m’en suis contenté.
Un dimanche, j’ai rencontré Jenna dans une concentration de bikers. Je filais un coup de main à deux types en rade. Leur Harley était en panne. L’électricité de la bécane coupait, puis redémarrait, puis coupait. Ils étaient dans la mélasse. Je connaissais un des deux gars, un dénommé Tucker. On s’était frittés quelques fois dans les bals du coin, mais après, on avait fait copain. Il m’a demandé de jeter un coup d’œil. Il ignorait d’où ça venait et ma réputation de mécano chez les motards était déjà bien établie. J’ai regardé immédiatement du côté de la tresse de masse de batterie, ça arrive quand ces motos ont beaucoup de kilomètres au compteur et là, c’était le cas. J’ai eu le bingo direct. Ils m’ont payé à boire dans le bar du coin, Jenna était là avec deux copines. Les mecs ont invité les filles, elles ont accepté. Tucker a glissé une pièce dans le juke-box, il a mis Born To Be Wild, la musique d’Easy Rider avec Peter Fonda et Dennis Hopper. Les filles voulaient danser, l’une d’elles m’a pris par la main, mais Jenna a dit non. Lui, il est à moi. Cinq minutes après, on se barrait du bar et on ne s’est plus jamais quittés, un truc de dingue. Pourtant, j’avais connu beaucoup de filles auparavant, mais là, j’avais pris dix millions de volts en une fraction seconde dans la tronche.
Un soir d’été, je lui ai demandé si ça lui dirait qu’on prenne le large quelque temps, histoire de faire comme nos ancêtres, une petite conquête de l’Ouest bien à nous. Je lui ai proposé de partir balader avec le van. L’armée m’avait refilé un joli petit pécule, là où j’étais cantonné, on ne dépensait presque rien. Nous passions notre temps à crapahuter dans les montagnes. Elle m’a dit chiche. Alors, la semaine d’après, nous nous sommes mariés, juste pour régulariser notre histoire, et on est partis. On a d’abord filé vers le sud. On a visité la Louisiane, les États du sud, le Mississippi, l’Alabama, après, on a traversé le Texas et le Nouveau-Mexique. On a aussi poussé jusqu’en Californie, jusqu’à Santa Rosa, là où Jenna avait grandi. On s’achetait des trucs à manger dans les magasins du coin, le soir, on regardait le soleil se coucher, parfois, on dormait carrément sous les étoiles. Le van a marché nickel, une chouette balade. Il est toujours là, garé au fond du jardin avec des toiles d’araignées à l’intérieur. Parfois, on se dit qu’on va repartir un de ces quatre, mais avec le boulot, c’est toujours compliqué. J’ai fini ma bière et j’ai souri en pensant à Jenna ; mon rayon de soleil. J’ai défait ma chemise, je transpirais encore, la météo avait changé en quelques jours, le printemps s’éclipsait, laissant place à l’été, j’avais besoin d’une bonne douche. Je suis resté un long moment sous l’eau, je me suis nettoyé les mains avec du savon à pâte pour faire partir l’huile et la graisse, après, j’ai passé la crème que Jenna m’achète chez Walmart. En sortant de la salle de bains, j’ai enfilé un short treillis, mais je suis resté torse nu. J’avais un petit creux, j’ai fait réchauffer le gratin dans le four, j’ai attrapé les pains de maïs dans la cuisine, deux bières dans le frigo, et je suis retourné sur la terrasse.
Je mangeais un des deux pains et une part de gratin dans le silence de la nuit, quand la voiture a déboulé devant la maison. Le conducteur a planté un grand coup de frein et puis il est sorti du véhicule. C’était une fille, mais pas une fille lambda. Celle-là, c’était une fille du genre pin-up, comme on en voit seulement dans les magazines de routiers ou sur des calendriers, épinglés contre un mur ou scotchés à la porte d’une armoire métallique au fond des garages. Miss Juin, la fille de l’été. Elle était habillée d’un short en jeans frangé, très court, avec un débardeur blanc largement échancré sur les côtés et des bottines en cuir rouge à très hauts talons, cheveux blonds californiens, longs et bouclés. Quand elle m’a vu, elle a grimpé les marches qui mènent à la terrasse, elle s’est arrêtée en face de moi, de l’autre côté de la table et elle m’a envoyé direct :
— Alors c’est vous l’escroc ?
Pour pouvoir lui répondre, j’ai avalé le bout de pain que j’avais dans la bouche. Je me suis précipité et il a dû passer de travers. Quand j’ai voulu lui répondre, je me suis mis à tousser. Je n’arrivais plus à reprendre ma respiration. J’ai bu un peu de bière, ça allait mieux, elle m’observait, amusée, les bras croisés, j’ai enfin pu lui répondre :
— Mais de quoi vous parlez ?
En revanche, ma voix n’était plus ma voix. C’était celle d’un gamin de dix ans, le morceau de pain avait touché les cordes vocales, j’ai raclé ma gorge plusieurs fois pour pouvoir récupérer, elle a ri.
— Vous avez l’air d’être un drôle de comique, vous !
Elle s’est assise en face de moi à la table de la terrasse, elle a attrapé la deuxième bouteille de bière encore pleine et m’a demandé :
— Je peux ?
Elle s’est envoyé une bonne lampée, la bière a ruisselé sur son menton, sur sa gorge et entre ses seins, elle s’est essuyée avec la paume de la main. Elle a repris :
— Mon mari m’a dit que vous aviez soi-disant réparé le Dodge pour un paquet de dollars, mais il est en panne sur la route d’Atlanta, il est furieux. Comment on fait dans ces cas-là ? Vous remboursez ? Vous dépannez ?
— Mais il est en panne de quoi ?
— Je sais pas moi, c’est vous le mécanicien, il dit que la voiture ne démarre plus.
— Je n’ai pas touché au moteur, ni au circuit électrique, ça n’a rien à voir avec mon boulot.
— Écoutez, je suis pas experte, pas dans ce domaine en tout cas, appelez-le, il est dans un motel, il attend votre coup de fil, voilà le numéro.
Je suis entré dans la maison, la fille m’a suivi, j’ai composé le numéro. C’était la réception d’un hôtel, le gars m’a demandé le nom de la personne, j’ai demandé à la fille. Elle m’a dit Crossman, Jack Crossman. Le type de la réception m’a transféré vers sa chambre, après plusieurs bips, il a décroché, je lui ai dit que j’étais le mécanicien du garage. Il m’a dit que le Dodge calait tous les cent mètres, j’ai répondu que je ne pouvais pas trouver la panne à distance et je lui ai expliqué que le travail que j’avais fait sur le Dodge n’avait rien à voir avec la mécanique, ni avec l’électricité. Il m’a répondu bon, je vais me démerder et il a raccroché. J’ai répété la conversation à la fille, elle m’a dit :
— C’est toujours comme ça avec lui, devant moi, il gueule et après, on l’entend plus.
On est ressortis, elle a regardé le plat de gratin posé sur la table et m’a demandé si elle pouvait en prendre. J’ai fait oui de la tête. Elle en a mangé plusieurs morceaux. Elle les a pris avec la main, en s’aidant du pain de maïs, ensuite, elle s’est léché les doigts. Je n’avais jamais rencontré une fille avec un tel aplomb. Évidemment, elle était magnifique et elle le savait. Elle m’a dit qu’elle avait oublié de manger le midi. Elle avait fait une série de photos pour une marque de bottes, elle m’a montré celles qu’elle avait aux pieds.
— Regarde, elles sont chouettes, non ?
C’étaient des bottines en cuir rouge, à hauts talons avec le bout ouvert. Un truc a sûrement plusieurs centaines de dollars. Mais, ce sont surtout ses longues jambes que je reluquais. Elle m’a dit arrête de mater mes cuisses et elle m’a demandé si c’était moi qui avais préparé le gratin, j’ai dit non, elle a ri, c’est ta petite femme alors, j’ai pas répondu.
— En tout cas, il est bon. T’aurais pas une autre bière, s’il te plaît, mon chou ?
Je suis allé la chercher. Après l’avoir bu, elle a sorti un paquet de cigarettes, elle m’en a proposé une. J’ai fait le tour de la table, je me suis servi, j’avais un zippo sur moi, j’ai allumé nos cigarettes, elle m’a dit :
— T’approche pas trop près quand même, ça craint, et elle a posé sa main sur mes abdos. Waouh, c’est du costaud ça, une sacrée tablette de chocolat.
J’étais planté devant elle, sans réaction, pétrifié comme une statue, j’étais la proie magnétisée que le serpent va ingurgiter. D’en haut, je voyais ses seins, qui, vu leur format XL, devaient se sentir à l’étroit dans son débardeur. Et, c’est à ce moment-là que Jenna a rappliqué. Elle a garé la voiture au pied de la terrasse, en sortant, elle a marqué un temps d’arrêt.
— C’est qui celle-là ?
Elle a monté les marches et nous a rejoints. Je lui ai expliqué en quelques mots le topo, mais elle a rajouté :
— Et maintenant, elle fait quoi ici ? Des heures sup ?
La fille lui a répondu :
— Tout va bien, cordon bleu, j’allais pas te le piquer, mais je n’aurais pas dit non pour une part de dessert.
— Pour le dessert, je peux toujours te coller une tarte, a répliqué Jenna.
Elles ont ri en même temps. Jenna s’est assise à côté de la fille et m’a demandé d’aller lui chercher une bière. Ça commençait à me gonfler de jouer au barman, pourtant je sais pas dire non à Jenna, la fille a rajouté :
— Alors deux, mon chou.
Quand je suis ressorti de la maison, Jenna était en train d’essayer les bottines de la fille.


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