RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Vacances nocturnes

dimanche 4 septembre 2022 par Francois Cosmos

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022

Quand tu es entrée dans ce bus long courrier ce soir-là, la première chose que je me suis dite c’est : « Pourvu qu’elle ne s’asseye pas à côté de moi… » ; mais quand tu as commencé à chercher ta place vers l’avant, alors que j’étais installé à l’arrière, j’étais déjà en train de le regretter. Et puis, après avoir vérifié ton billet, tu es venue occuper ton siège, à ma gauche, près de la fenêtre. Quand nos regards se sont croisés et qu’on s’est dit les premiers mots, je n’ai pas vu s’exprimer dans tes yeux autre chose que de la sociabilité ordinaire, mais dans ton jeune pays les filles sont pragmatiques, car elles ne sont encombrées par aucune tradition de coquetterie.

Je ne me souviens plus comment on en est venus à se parler pendant quatre heures d’affilée, c’était la première fois que ça m’arrivait et ça ne s’est jamais reproduit depuis. Tu t’appelais Jane, et j’ai fait le singe, le clown, et un peu le fanfaron aussi : tu faisais des études de théâtre, et je crois bien t’avoir répété trois fois au moins qu’on se retrouverait un jour quand tu serais devenue une metteuse en scène réputée et moi un écrivain célèbre – ce que je ne croyais déjà plus qu’à moitié à ce moment-là. Le paysage défilait derrière toi, blanc phosphorescent sous la lune, parfois traversé d’éclairs de lapins et de squelettes de grands animaux plus difficilement reconnaissables. La fatigue aidant, on a fini par ne plus rien faire d’autre que rire ensemble en silence, aux dépens des passagers qui nous entouraient. On avait échangé nos places.

Au café où le chauffeur s’arrêta pour faire sa pause, on ne se trouvait plus qu’à une demi-heure de l’endroit où tu descendrais, ça sentait déjà les adieux et on restait presque sans parler. On s’était mis à l’écart, dans un coin du jardin, où il ne s’est rien passé en apparence, strictement rien, mais c’était comme si nos jambes s’étaient entremêlées sous la table.

Craig t’attendait pour t’emmener chez ses parents, les phares allumés, au croisement de la route et d’une grande piste en terre toute droite. Après avoir rassemblé tes affaires, tu t’es contentée de me saluer en me serrant le bras très fort au creux du coude, un endroit qui m’a fait mal ensuite pendant des années.

Tu m’avais invité à venir te voir où vous habitiez, près de la capitale, mais dès que je suis arrivé à ma destination, je t’ai envoyé une carte postale pour t’écrire que j’étais déjà trop amoureux de toi pour risquer que ça s’aggrave encore. Le soir, plutôt que de passer la soirée avec la coiffeuse de l’hôtel, laquelle, après m’avoir sévèrement coupé les cheveux, s’était proposée de me faire découvrir le club le plus célèbre de l’endroit, j’ai préféré faire l’expérience d’une escort girl, choisie dans un catalogue posé, à côté d’un exemplaire de la Bible, sur la table de nuit, qui s’est avérée ne ressembler finalement qu’à une mère de famille.

Tu m’as répondu trois ans plus tard, longtemps après que j’étais retourné dans mon pays natal, à plus de 15 000 km de chez toi. Tu disais avoir retrouvé ma carte en rangeant le tiroir de ton bureau, qu’elle t’avait rappelé à quel point parler avec moi avait été intéressant, et tu te demandais ce que j’étais devenu et notamment si j’étais maintenant « très important, riche, heureux en amour, en colère, cynique, bien portant, triste, enthousiaste » (je te traduis, et n’étais rien de tout cela). Tu travaillais désormais dans une compagnie de danse, mais à un poste administratif. Cependant tu avais mis une fois en scène une pièce du dramaturge sud-africain Athol Fugard, et les critiques de la presse étaient plutôt bonnes, tu m’en envoyais une coupure.

Craig était parti étudier le cinéma en Californie (ce que tu ne m’as appris que dans ta deuxième réponse), tu trouvais ça un peu loin pour poursuivre une relation – toujours ton pragmatisme. Plus tard tu as déménagé sur la côte, avec un autre que Craig, Bruce je crois, et alors tu avais décidé de faire le clown à ton tour, mais professionnellement, dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Quand il a été question de l’arrivée d’une petite Rosie, je n’ai pas poursuivi cette correspondance.

Qui sait si nous serons montés un seul autre jour de nos vies respectives aussi haut que cette nuit-là, jusqu’à en effleurer, presque, les étoiles.


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